Buenos Aires, nid d’agents troubles

La mort suspecte du procureur Nisman amène le pays à se pencher sur ses services secrets, à l’histoire tourmentée. Naguère protecteurs de criminels nazis, puis partisans de la torture pendant la dictature, ils sont soupçonnés du pire. Le retour de la démocratie n’a pas mis fin à cet Etat dans l’Etat.

C’est un bâtiment aux vitres teintées, aux portes bien gardées, en plein Buenos Aires. Sur la façade, cette pancarte :  » Danger, travaux. Accès au seul personnel autorisé.  » Nous sommes au siège de l’ex-Side (Secretaria di Inteligencia del Estado), les services secrets argentins. La  » Maison « , dit-on ici. Un lieu de pouvoir et de mystères, rue du 25-Mai, à deux pas du palais présidentiel de Cristina Kirchner. En  » travaux « , cette bâtisse de style français l’est bel et bien, et même empêtrée dans un sacré chantier : la dissolution de l’agence de renseignement a été prononcée, le Parlement est chargé d’imaginer sa refonte. A l’origine de cette crise, une intrigue digne d’un roman d’espionnage ou d’un conte labyrinthique de Jorge Luis Borges…

Une  » Maison  » mafieuse, surpuissante, incontrôlable

Le 18 janvier, le procureur Alberto Nisman, séduisant quinquagénaire, est retrouvé mort dans son appartement du quartier chic de Puerto Madero, une balle dans la tête. Son décès bouleverse le pays – certains le comparent à celui de Kennedy -, car il devait présenter le lendemain les détails d’une enquête visant Cristina Kirchner en personne, accusée d’avoir couvert des responsables d’un drame jamais élucidé, l’attentat de 1994 contre le centre culturel juif de Buenos Aires, l’Amia (85 morts, près de 300 blessés). La police évoque d’abord un suicide : il n’y a pas de trace de lutte ; l’arme que le défunt avait en main ne présente pas d’ADN étranger ; le coup a été tiré à bout portant. Mais divers éléments intriguent : le pistolet n’a pas laissé de poudre dans son poing, son ex-femme avait reçu la veille une photo de lui marquée d’un point noir sur le front…

Pour une partie de l’opinion, c’est une évidence :  » Cristina  » a fait éliminer un procureur dérangeant. La présidente finit par réagir, et contre-attaque : elle se dit victime d’un complot de l’opposition et des services secrets. Un homme de l’ombre serait à la manoeuvre : Antonio Stiuso, l’ex-chef des opérations de la fameuse  » Maison « . Dans son genre, c’est une star. Quatre décennies d’expérience. Des amis influents. Et un surnom à sa mesure :  » Jaime « . Comme James Bond, évidemment. Cristina, qui ne lui faisait plus confiance, l’a limogé en décembre 2014. Aurait-il monté l’opération Nisman afin de lui nuire ? Sa culpabilité est loin d’être prouvée, mais le pays découvre peu à peu les coulisses d’une  » Maison  » devenue mafieuse, surpuissante, incontrôlable.

Pour comprendre cette dérive, il faut revenir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, l’Argentine de Juan Domingo Peron se dote d’un service de renseignement civil qui changera souvent de nom mais qu’on appelle encore la Side. D’après Uki Goni, auteur d’un livre de référence intitulé La Autentica Odessa, l’une de ses premières tâches est d’aider des nazis à se réfugier dans le pays. Parmi eux, les sinistres Josef Mengele, Klaus Barbie, Adolf Eichmann, mais également d’anciens  » collabos  » français. Il se dit aussi que divers criminels de guerre européens auraient intégré la Side, mais comme ses archives n’ont jamais été déclassifiées, ce passé demeure trouble et nourrit depuis toujours de forts soupçons d’antisémitisme.

Une certitude, malgré tout : le populiste Peron, lui-même fasciné par le modèle fasciste, s’appuie sur l’agence pour contenir le pouvoir des armées et déjouer d’éventuels coups d’Etat.  » En Argentine, comme dans de nombreux pays latinos, les services ont toujours eu pour but de défendre le président en place « , souligne Luis Alberto Somoza, enseignant et expert en renseignement. Des morts suspectes, comme celle du beau-frère de Peron, en 1953, font frémir les Argentins. Avec leur habituel sens de la formule et des surnoms, ils en viennent à inventer une expression pour qualifier ces affaires :  » Lo suicidaron  » (On l’a suicidé).

Après la chute de Peron, en 1955, c’est au tour de ses partisans de gauche d’être dans le viseur, mais aussi des communistes et de divers mouvements révolutionnaires. A l’orée des années 1970, période de grande violence politique, la répression s’accentue. L’élite des services de renseignement se perfectionne au sein de l' » Ecole de Panama  » américaine. L’élimination des opposants fera alors 30 000 victimes.

Années 1970 : la Side infiltrée par les tortionnaires paramilitaires

A l’époque, les militaires ont la main, mais la Side n’est pas inactive. De fait, elle est infiltrée par d’ex-membres de la Triple A – l’Alliance anticommuniste argentine, une organisation paramilitaire responsable de centaines d’assassinats entre 1973 et 1976 – et par la bande criminelle d’un certain Anibal Gordon. A Buenos Aires, ces hommes opèrent dans le quartier de Floresta, rue Venancio Flores, derrière le rideau de fer de l’atelier de mécanique Automotores Orletti. L’endroit, que les tortionnaires surnomment  » le jardin d’enfants « , est l’un des multiples centres clandestins que compte le pays. Au milieu des carcasses de voitures, les dissidents sont enfermés, torturés, plongés dans des bacs d’eau selon la méthode dite du  » sous-marin « . Des femmes sont violées, d’autres privées de leurs bébés, confiés à des familles de policiers ou de militaires. Les corps des suppliciés sont jetés dans des fosses communes ou à la mer.

L’année 1983 sonne le retour de la démocratie. Les gouvernements successifs tentent d’épurer la Side et de rompre ses liens avec les militaires ultranationalistes, mais les connexions sont bien trop profondes, les secrets communs, bien trop lourds. Les nostalgiques de la dictature gardent une forte capacité de nuisance. Ainsi, jusqu’au début de la décennie 1990, le pouvoir essuie des tentatives de putsch, impliquant notamment des soldats carapintadas ( » visages peints « , des commandos d’élite souvent proches des catholiques intégristes), soucieux d’obtenir l’impunité des acteurs de la  » guerre sale « .

En 2003, le président Néstor Kirchner, époux de Cristina, parvient enfin à annuler les lois d’amnistie pour les tortionnaires des années noires et relance de multiples procès. L’armée elle-même subit d’importants changements. Mais les  » services « , eux, demeurent une sorte d’enclave rétive à cette mutation démocratique, comme l’a souligné un récent rapport de l’association de défense des droits de l’homme ADC. Le parcours de  » Jaime  » Stiuso prouve, à lui seul, que la Side n’a pas été expurgée : enrôlé dans l’agence à 18 ans, en 1972, il a fait son  » apprentissage  » d’agent pendant l’âge d’or de la Triple A, puis servi sous la dictature, et franchi ensuite tous les paliers hiérarchiques en période de démocratie.

D’après l’ADC, la Side a su profiter des libertés que les politiques de tous bords lui ont accordées. En retour, les présidents l’ont utilisée sans retenue : certains agents auraient manié  » des millions issus de fonds secrets pour peser sur l’opinion en achetant des juges et des journalistes « . A Buenos Aires, ce système financier connu de tous était baptisé la  » chaîne du bonheur « . Les politiques ont également laissé l’agence développer une surveillance et des écoutes massives dans le but de contrôler – et parfois de menacer – leurs adversaires. Les informations confidentielles ainsi archivées sont devenues les meilleures armes de la Side.

Un ami proche du pape François, Gustavo Vera, réputé pour lutter contre la traite des êtres humains au sein de la fondation La Alameda, évoque une véritable stratégie de chantage.  » Depuis des années, la Side est liée à des bordels pour VIP où sont invitées des personnalités, que l’on filme pour ensuite les racketter « , assure-t-il. Un ex-agent, Raul Martins, mis en cause par plusieurs vidéos et dénoncé par sa propre fille, serait au centre de ce réseau, dont les ramifications remonteraient jusqu’au Mexique, pays où ce même Martins est en fuite. Pour Miguel Bonasso, figure intellectuelle de gauche et fin connaisseur des arcanes de la politique nationale, les complicités renvoient une fois de plus au passé :  » Stiuso était dans le même groupe que Martins pendant la dictature, il est très au courant de ces affaires. C’est leur vidéothèque qui leur a permis de garder leurs postes si longtemps.  »

Attentat à l’Amia : de la piste syrienne à la piste iranienne

Dès 2004, le ministre de la Justice, Gustavo Béliz, alerte l’opinion. Lors d’une émission télévisée, il fustige l’existence d’un  » Etat parallèle « , d’une  » police secrète sans aucun contrôle « . Et ose montrer la photo de Stiuso, l’accusant d’orchestrer des opérations n’ayant  » rien à voir avec le renseignement « . Loin d’être soutenu, le ministre est évincé et contraint de s’exiler aux Etats-Unis. Les élus peinent donc, eux aussi, à contenir la toute-puissante agence. Depuis 2001, une commission parlementaire est bien censée contrôler son plan d’action annuel, mais elle se réunit rarement.  » Même quand l’opposition a eu la majorité, elle n’a jamais oeuvré à la transparence des services, car elle espérait en user à son tour « , déplore José Manuel Ugarte, professeur de droit public, notamment à l’Ecole de défense nationale.

Le plus gros ratage des renseignements argentins demeure l’affaire de l’Amia. Le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, 300 kilos d’explosifs dynamitent les locaux du centre culturel juif. Deux ans après un attentat contre l’ambassade d’Israël (29 morts, 242 blessés), le pays est choqué.  » Non seulement les services n’ont pas réussi à prévoir le drame, mais ils ont toujours été mêlés à l’enquête « , dénonce Adriana Reisfeld, soeur d’une des victimes et membre de l’association Memoria Activa. De fait, le premier procès confine à la mascarade. Le président de la Side admet lui-même avoir débloqué 400 000 dollars de fonds secrets, sur demande du chef de l’Etat, Carlos Menem, afin de payer un témoin. Pour beaucoup d’observateurs, il s’agissait de couvrir des suspects syriens, proches de ce même Menem. L’enquête n’aboutit pas.

En 2005, le procureur Alberto Nisman la reprend. Le nouveau président de la République, Néstor Kirchner, lui présente personnellement l’agent Stiuso, alors en odeur de sainteté. Ensemble, ils délaissent la piste syrienne et s’orientent plutôt vers l’Iran, comme le leur demande la CIA, découvrira-t-on, bien plus tard, dans les câbles diplomatiques de WikiLeaks. Même si les preuves formelles manquent, le duo Nisman-Stiuso obtient qu’un mandat d’arrêt international vise cinq hauts responsables politiques iraniens et un Libanais lié au Hezbollah. Soudain, en 2013, coup de théâtre : Cristina Kirchner, qui a succédé à son mari décédé, change de cap en signant un accord avec l’Iran pour créer une commission d’enquête conjointe sur l’attentat. Très controversée, elle ne verra jamais le jour. Pour le procureur Nisman, l’épisode marque un tournant : il suspecte Cristina de  » négocier  » l’impunité des Iraniens afin de nouer des accords commerciaux avec eux. L’enquête du magistrat – du moins la version retrouvée sur son bureau – s’appuie avant tout sur des écoutes téléphoniques d’un relais supposé de l’Iran à Buenos Aires. Un élément bien léger, d’après les juristes, pour accuser un chef d’Etat.

Le décès du procureur a fait resurgir tout ce passé, et mis en évidence une guerre de clans au coeur de la Side.  » Une crise ouverte que la présidente Kirchner n’a pas réussi à contrôler « , souligne un ancien agent, interrogé par Le Vif/L’Express. Dès 2013, une affaire avait annoncé cette guerre : la mort d’un ami proche de Stiuso, un membre historique de la Side surnommé  » el Lauchón  » (le raton), abattu par des policiers à son domicile. Par la suite, Cristina place des personnes de confiance au sein de l’agence, en renforçant un camp opposé à Stiuso, celui du général Milani, un homme dont le rôle pendant la dictature fut encore plus trouble.

Stiuso est finalement venu témoigner. Il n’aurait rien lâché

Que se passe-t-il ensuite ? A quelques mois de la présidentielle, la mort de Nisman est au coeur d’une bataille électorale et divise la société en profondeur. Comme Cristina, beaucoup pensent que la mort de Nisman, qui entache son image, est une vengeance du camp Stiuso.  » Le renseignement est un nid d’abeilles, on n’attaque pas sa reine sans se faire piquer « , lâche un avocat bien informé. L’agent évincé en décembre aurait-il poussé le magistrat à se donner la mort en lui affirmant que son rapport ne tenait pas la route, ou en le menaçant de révélations sur sa vie intime ? Pour d’autres, la vérité est plus simple : le camp présidentiel l’a éliminé afin d’enterrer l’enquête sur l’Iran.  » Stiuso a toujours été un excellent officier, il est le bouc émissaire de cette histoire « , s’indigne l’ex-directeur de la Side, Miguel Angel Toma. Le Mossad, la CIA ou Téhéran sont aussi soupçonnés…

Avec retard, Stiuso est finalement venu témoigner, mais en cachette, avant de quitter le pays. Il n’aurait rien lâché. D’où le choix de Gustavo Vera, l’ami du pape, d’attaquer le James Bond national sous un autre angle : en déposant une plainte contre un réseau mafieux auquel il serait lié, une nébuleuse remontant encore une fois jusqu’en Italie. A entendre Vera, le Saint-Père lui aurait donné sa bénédiction pour ouvrir ce front judiciaire.  » Nous allons faire comme avec Al Capone, l’attraper par la voie du fisc !  » prévient-il. En attendant, les parlementaires ont adopté la réforme des services qui crée une nouvelle Agence fédérale du renseignement. Les plus optimistes veulent y croire :  » C’était une des dernières dettes de la démocratie, explique le sociologue Nicolas Damin, cette crise a l’avantage de créer des débats.  » Mais beaucoup d’Argentins doutent que leurs dirigeants souhaitent vraiment qu’éclate la vérité, et se demandent si les changements annoncés à la  » Maison  » ne seront pas, au final, de simples travaux de façade.

Par Alice Puyat, à Buenos Aires.

 » Le renseignement est un nid d’abeilles, on n’attaque pas sa reine sans se faire piquer  »

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