Face-à-face

A l’occasion de la sortie d’un album commun, ces virtuoses de la guitare et du piano racontent, à deux voix, leur échappée musicale

Pat Metheny, 52 ans

E Comment j’ai découvert Brad

 » En 1994, le saxophoniste Joshua Redman m’annonça qu’il avait découvert un pianiste hors normes : « Imagine Glenn Gould, Bill Evans et Keith Jarrett réunis en un seul homme ! » Quelques jours plus tard, j’entendais à la radio un long solo bouleversant de Brad Mehldau. Je me suis précipité le voir sur scène. Les cheveux en bataille, Brad jouait arc-bouté sur son piano, la tête plongée dans son clavier. On aurait dit une chorégraphie. Son jeu, gracile, violemment introspectif, était teinté d’une noirceur à la Dostoïevski. Ses morceaux suivaient un fil narratif qui n’aboutissait jamais à une conclusion mais semblait plutôt ouvrir d’autres voies. Comme s’il lançait des bouteilles à la mer. J’avais le sentiment un peu fou qu’elles m’étaient destinées.  »

E Notre rencontre

 » Tout en étant principalement un jazzman, Brad a joué avec la même conviction aux côtés de musiciens country (Willie Nelson), de chanteuses lyriques (Renée Fleming), et a revisité des répertoires aussi différents que ceux de Radiohead, de Paul Simon ou des Beatles. J’avais un peu l’impression de me revoir. Nous nous sommes souvent croisés, mais nous avons joué pour la première fois ensemble en 2004. Nous nous sommes alors promis d’enregistrer un disque. Nous n’avons prévenu personne, ni nos labels respectifs, ni nos musiciens, même pas nos femmesà En décembre 2005, nous nous sommes retrouvés dans un studio d’enregistrement de Manhattan. Je suis arrivé avec 14 morceaux composés en deux semaines. Brad en avait 10 sous le bras et des cernes sous les yeux.  »

E Le disque

 » Les duos guitare-piano sont rares pour une raison simple : ce sont des instruments polyphoniques et leaders. Il fallait donc faire attention à la redondance des registres, des rythmes et des harmonies. Une fois en studio, nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait pas de danger ; au contraire, nous évoluions entre douceurs pastel et croisements féroces. A mes volutes répondait la rigueur de Brad. Sûr de son soutien, j’ai pu explorer une palette de sonorités et de phrasés inédits. Par moments, ma guitare semblait produire les sons d’un piano, et le piano, ceux d’une guitare. Au côté de Brad, j’ai vécu l’expérience la plus riche de toute ma carrière : une musique entre rigueur architecturale et nonchalance inquiète.  »

Brad Mehldau, 36 ans

E Comment j’ai découvert Pat

 » Pat était déjà un mythe pour moi lorsque j’ai donné mon premier concert de jazz à 15 ans. Je collectionnais tous ses disques et j’étais plongé dans ce cheminement que Glenn Gould définissait comme « l’apprentissage du pianiste silencieux », c’est-à-dire de celui qui écoute, absorbe, puis imite. Ce qui me fascinait chez Pat, c’était la pureté de sa sonorité. Mais je me demandais comment il parvenait à forger ce son unique, velouté, rond, dense et immédiatement reconnaissable. C’est grâce à l’un de ses albums, The Search for Solutions, que j’ai percé son secret. Oui, il avait scruté une infinité de musiques au microscope, mais son identité musicale s’était affirmée car il avait eu le courage d’exclure tout ce qui ne lui appartenait pas vraiment. J’ai commencé alors mon opération de dépouillement. Au début, je me sentais déstabilisé, perdu. En réalité, j’étais en train de me trouver.  »

E Notre rencontre

 » En 1994, j’avais réussi à m’affirmer comme leader et soliste. Mais j’avais peur de devenir dogmatique, d’imposer ma personnalité. C’est à ce moment que j’ai rencontré Pat. Encore une fois, il me fit passer un cap. Après les concerts, je le voyais remplir quatre ou cinq feuilles de commentaires. Un soir, il m’en donna quelques lignes à lire : il y analysait son jeu sans concessions. Pourtant, il avait été le précurseur d’une musique sans frontières – incorporant les sonorités latino-américaines au jazz. Il avait joué avec David Bowie, Ornette Coleman ou Joni Mitchell ; et il était le seul musicien au monde à avoir gagné autant de prix décernés dans des catégories musicales différentes [17 Grammy Awards].  »

E Le disque

 » Jouer avec Pat m’a fait accepter l’insupportable idée qu’il n’y a jamais de réponses définitives. Il me parlait d’une « stabilité en mouvement », d’un « équilibre temporaire ». J’ai compris ce qu’il voulait dire. Lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet, notre souhait était qu’aucun de nous ne s’ajuste entièrement à l’autre. Nous avons donc été à la fois soliste et accompagnateur, comme dans un jeu de permutations instantanées. Parfois, il utilisait les cordes de sa guitare comme des percussions, et je tentais de transposer sur mon clavier le son d’un poème de Rainer Maria Rilke.  »

Metheny/Mehldau (Nonesuch). l

Propos recueillis par Paola Genone

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