Les mères  » tueuses « 

Sur Internet, les forums de discussion relatifs au harcèlement moral pratiqué par un parent ou un conjoint font froid dans le dos. Cette violence psychologique est beaucoup plus taboue en famille qu’au travail

« Le harcèlement moral, ça n’existe pas qu’en entreprise. Mais en privé, c’est plus difficile à repérer. Et lorsque le manipulateur est la mère, la victime a encore plus de peine à se dégager de son emprise.  » Lise (48 ans) témoigne pour son père et ses frères, tous trois morts suicidés. Un mal héréditaire ? Lise se souvient d’un père gai et d’une mère colérique, infidèle…  » L’été, en vacances à la côte, sans papa, elle nous abandonnait sur la plage pour rejoindre l’un ou l’autre amant. J’avais 6 ans ; mes frères, 4 et 2.  » Lise évoque aussi ce petit carnet avec lequel sa mère tapait son père, lors de scènes épouvantables, comme pour calmer ses nerfs.  » Il s’est suicidé lorsque j’avais 9 ans, poursuit Lise. La veille, il s’était encore fait copieusement engueuler pour un accident.  »

Mais c’est surtout après, que pour Lise, la vie est devenue impossible. Aucun oncle ni tante n’a osé s’opposer à la folie furieuse de cette mère au foyer, qui a progressivement isolé les siens.  » Sans raison valable, j’ai dû abandonner le piano et le scoutisme. Après l’école, je devais retourner immédiatement à la maison. Pourtant, il n’y avait personne. Le soir, je me demandais toujours à quelle heure elle allait rentrer et si on allait avoir à souper.  » Quand Lise a eu 18 ans, sa mère a décrété que sa fille était folle. Elle a demandé à un juge de l’interner. En vain. Lise a alors été placée chez une tante. Puis a entamé un régendat dans un internat.  » A l’époque, en 1976, je devais vivre avec 5 000 francs par mois d’allocation d’orpheline. Le week-end, seule au pensionnat, je me consolais en m’achetant un merveilleux.  » Sa mère a bien tenté de la convaincre de revenir à la maison.  » Pour faire ton nettoyage ?  » lui ai-je demandé.

Lise s’est mariée à 21 ans. Peu de temps après, elle a accueilli chez elle son plus jeune frère.  » A 16 ans, il est entré à l’armée, contre l’avis de ma mère. Elle voulait qu’il continue à étudier pour conserver ses allocations familiales.  » La mère a alors pris l’habitude de rendre visite à Lise quand son mari n’était pas là.  » Elle voulait que je contrôle l’argent que mon frère gagnait. Pour m’en convaincre, elle me pinçait ou me tirait les cheveux.  » Par la suite, Lise a eu deux fils.  » Elle m’a obligée à cesser de travailler. Elle voulait tout régenter dans mon ménage. Elle n’arrêtait pas de critiquer mon conjoint.  » Divorce. Puis remariage, en 1994.  » Elle m’a annoncé qu’elle viendrait y faire scandale : ni le curé ni l’évêque du lieu ne s’étaient opposés, comme elle le souhaitait, à cette célébration. Mon mari a fait appel à un garde du corps. Heureuse initiative. Ce jour-là, elle s’est pointée avec une série de « copains ».  » La goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  » Tu n’as pas encore compris que ta mère ne te voulait pas du bien « , a alors glissé une amie à l’oreille de Lise.  » J’ai aussi repensé à ce que mon psy me disait : « Combien de temps allez-vous encore attendre de votre mère ce qu’elle ne voudra jamais vous donner ?  »  » Dix ans de thérapie pour cela. Lise coupe enfin les ponts.

Nouveau drame en 1997 : son plus jeune frère se suicide.  » Il avait déjà fait une tentative auparavant. Le médecin m’a alors appris que ma mère s’était opposée au traitement prescrit. Elle voulait le soigner au jus de carottes ! Moi, on ne m’avait rien dit. J’étais la mauvaise à qui on ne pouvait plus parler.  » Voici quelques jours, le deuxième frère de Lise s’est tué par balle.  » Les rares fois où je lui avais téléphoné, il insistait pour que je me réconcilie avec ma mère. Il disait qu’elle avait changé. Il était resté le petit garçon en manque d’affection maternelle, espérant toujours le miracle.  »

L’histoire de Lise n’est pas unique. Sur Internet, les forums servent de défouloir à ces anonymes blessés, humiliés.  » J’ai 29 ans et je ne me rappelle pas avoir eu, dans ma vie, un instant de sérénité. (…) Je n’ai pas eu droit à un jardin secret « , écrit une internaute à propos de sa mère.  » Je suis maman de trois enfants. J’ai quitté leur papa, il y a quatre ans par instinct de survie « , réplique une autre.  » C’est tellement difficile d’expliquer à quelqu’un que tes propres parents te méprisent et te font souffrir gratuitement « , ajoute un troisième. Avec toujours le même conseil :  » Laisse tomber. Rends-lui visite le jour de ses funérailles.  »

Le phénomène est sans doute vieux comme le monde.  » L’attirance fusionnelle d’une mère pour son enfant a quelque chose de mortifère, observe Patrick De Neuter, professeur de psychologie à l’Université catholique de Louvain (UCL). Cette relation peut être étouffante.  » L’amour parental serait par essence ambivalent, non exempt de haine, d’agressivité. De Neuter en veut pour preuves les cauchemars ou les fantasmes culpabilisants de meur-tres d’enfants que les parents font.  » On retrouve cela dans tous les mythes. On commence seulement à dire récemment que ce désir mortifère habite aussi le père.  »

Au niveau du couple, la peur de cette mère  » dévorante  » expliquerait les réactions machistes, la violence physique ou psychique.  » Un certain nombre de couples commencent à aller mal à l’arrivée du premier enfant, remarque le psy de l’UCL. Le mari peut soudain voir en son épouse une représentation de la mère toute puissante et dominatrice créée dans sa petite enfance lorsqu’il était tout à fait dépendant d’elle. Inversement, il n’est pas rare d’entendre une femme parler de son compagnon comme d’un enfant. Chez la sculptrice Niki de Saint-Phalle ou sur le Net, on retrouve cette imagerie d’une femme immense à côté d’un homme minuscule, comme dans la vieille comptine pour enfants :  » Mon père m’a donné un mari, mon Dieu, quel homme, quel petit homme…  »  »

 » J’ai tout fait pour lui !  » Au quotidien, la volonté d’un parent de garder l’enfant petit le plus longtemps possible, le contrôle maladif de son comportement, peuvent empêcher son accès à l’autonomie, entraîner des troubles de la personnalité, des comportements psychotiques, suicidaires, etc. Dans Clinique du couple (Erès), livre coécrit avec Patrick De Neuter, la psychanalyste Danielle Bastien (UCL) rapporte des réflexions de mères issues d’une étude récente :  » Un homme, ça peut toujours vous quitter. Pas un enfant !  » Ou encore :  » Mon enfant accapare 70 % de ma vie ; mon mari, 30 %.  » Les mères poules seraient-elles plus nombreuses aujourd’hui qu’hier ? Les  » nouveaux pères « , eux-mêmes plus maternants ou plus souvent absents ? Auraient-ils ainsi davantage de difficultés à faire sortir l’enfant des jupes maternelles ? Il n’existe guère d’éléments scientifiques pour l’affirmer.

Manipulateurs pervers

Mais la législation récente sur le harcèlement moral au travail a sans doute contribué à mieux faire connaître le phénomène. Dénigrement systématique, attaques verbales à répétition, double discours… Largement diffusés, les travaux de la psychiatre française Marie-France Hirigoyen (1) ont vraisemblablement favorisé la prise de conscience chez les victimes, démasquant plus rapidement, aussi dans le cercle privé, ces harceleurs pervers, ces personnes déséquilibrées ressentant un besoin compulsif de s’en prendre à autrui, de se valoriser en rabaissant l’autre.  » Hélas, il n’y a pas beaucoup de textes de loi en dehors du cadre du travail, regrette un internaute. Si vous en trouvez, vous pouvez me les envoyer, cela m’intéresse.  » C’est peut-être le prochain combat des victimes de harcèlement dans la famille.

(1) www.harcelementmoral.com

Dorothée Klein

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