Venise-Anvers, allers-retours

Guy Gilsoul Journaliste

L’art de nos régions, entre le XVe et le XVIIIe siècles doit beaucoup aux Vénitiens. L’inverse est aussi vrai. Une exposition aux mille et une facettes et de sérieux prérequis.

Quarante mètres de longueur, huit de largeur. Comme chaque année, la lourde galéace quitte le port de Venise. Elle fera d’abord escale au Maroc puis à Londres avant de traverser la Manche et de rejoindre Anvers. Un siècle plus tôt, c’était à Bruges que les somptueuses étoffes, les verreries, les épices et les parfums étaient attendus par une clientèle avide de beauté et de prestige. Au retour, elle emportera des minerais, du métal, de la laine mais aussi des biens précieux comme des miniatures, des tapisseries et des tableaux qu’on emballera dans de grands sacs de jute goudronnés. A Venise comme dans la Flandre du Moyen Age finissant, l’art occupe une place de choix. Si les artistes viennent de loin pour rejoindre la Sérénissime, Anvers attire à son tour les créateurs étrangers. Ils y découvrent aussi des peintures pour eux bien étranges. D’un côté persiste l’influence byzantine avec ses ors et ses chatoiements de couleurs. De l’autre, des prouesses que rend possible la technique de l’huile. Comment vont-ils se comprendre, s’influencer ? Comment réagissent-ils, l’un et l’autre imprégnés de spiritualité gothique, au rationalisme florentin ?

Voilà bien le sens de cette confrontation aujourd’hui proposée au Bozar à partir de deux collections, celle du musée d’Anvers et celle de l’Accademia Carrara de Bergame. Le parcours chronologique en quatre parties revint à chaque fois sur quatre thématiques : le portait, les saints au milieu de la nature, le sacré et le profane et, enfin, les vues panoramiques.

Mais d’abord, le plaisir

On peut, dans un premier temps, oublier le concept et se laisser porter par quatre siècles d’art vénitien à travers des personnalités comme le précieux Pisanello, le novateur Bellini, les coloristes Titien et Véronèse, le méticuleux Carpaccio ou encore le tumultueux Tiepolo, le vaporeux Guardi et le satyrique Longhi. Pour ma part, si je ne devais retenir que cinq pièces, je choisirais La Vierge à l’Enfant de Giovanni Bellini, toute en nuances de bleus ou celle de Bartolomeo Vivarini, pour le rectangle rouge qui sert de repoussoir à la figure. Je m’attarderais longuement devant Orphée et Eurydice du Titien pour la musicalité de la composition et les mille nuances dans le sombre que je pourrais sans doute comparer avec La Fuite en Egypte du Flamand Patinir. Enfin, comment ne pas être émerveillé devant les éclats de bleus pâles et de roses de Tiepolo et l’ambiance tout en grisailles colorées de Guardi ?

Certes, il y a bien des changements durant ces quatre siècles. Mais aussi des constantes comme l’importance accordée aux pouvoirs de la couleur. Or, en Flandre, grâce à la technique de l’huile, la couleur peut atteindre des sommets de raffinement. Il n’en fallait pas davantage pour exciter la curiosité des Italiens qui ne la connaissaient pas. Quant aux gens du Nord, ils avaient tout à gagner de la révolution humaniste dont Florence avait donné le ton mais dont les Vénitiens adoucissaient les angles.

La couleur comme fil d’Ariane

Il faut visiter Saint-Marc pour se rendre compte des effets chromatiques que les mosaïstes venus de Constantinople pouvaient obtenir. Mais il faut aussi revenir aux artisans du tissu et du verre pour comprendre l’extraordinaire palette face à laquelle les peintres devaient répondre. Ils le feront avec des feuilles d’or et des pigments parfois venus d’Egype ou d’Asie mineure. Des pigments fort recherchés dont la valeur marchande passe du simple au centuple en fonction de la rareté ou de la formule. Car depuis longtemps, les alchimistes ont goûté à l’art de la transformation. Or un même pigment peut offrir des variations selon les recettes souvent gardées secrètes. Mais aussi en fonction des liants.

Pour faire chanter les couleurs, les Vénitiens utilisaient la détrempe, une technique qui mélange la poudre colorée à de l’£uf. Or si cette manière de procéder donne aux surfaces une matité veloutée et une délicatesse à nulle autre égale, elle ne peut prétendre aux infinies profondeurs qu’offre l’usage de l’huile et des glacis. Il faut rappeler en outre que l’indice de réfraction est différent selon que le médium est de l’huile ou de l’£uf. Les teintes peuvent donc apparaître différentes et parfois être délaissées au profit de nouvelles, plus précieuses. Ainsi, l’outremer est plus noir dans l’huile, et le vermillon, peu exalté par l’huile, se fait détrôner par les laques. Ainsi stimulé par cette nouveauté associée à l’école des Primitifs flamands, l’art vénitien va renouveler ses gammes. Mieux, sa peinture va s’engager dans une voie inédite induite à son tour par le fait que le support passe du bois à la toile dont les reliefs tissés imposent d’emblée une intéressante  » imprécision  » des tracés. Car si la couleur de Van Eyck, associée à un support lisse et blanc, sert merveilleusement un propos réaliste, la course aux teintes nouvelles (le vert de Giovanni Bellini par exemple) va conduire Titien à user d’une palette très étendue et à chercher dans la pratique des moyens inédits. Entre autres par l’écriture gestuelle, les nombreuses superpositions mais aussi une préparation des fonds qu’il colore et laisse, çà et là, dialoguer avec les teintes de surface. Du coup, c’est bien de musique qu’il faudrait parler et, mieux encore, de musique symphonique. A la raison florentine, à la primauté du  » designo « , Venise répond par la sensualité. Les couleurs deviennent les éléments constructifs d’un espace pictural tout en émotion.

A leur tour, les peintres flamands seront fascinés par les artistes vénitiens. C’est même par eux qu’ils découvriront les nouveaux impératifs de la Renaissance. D’où cette vogue italianisante qui se met peu à peu en place et parfois de façon maladroite, dès les premiers voyages en Italie de Gossart et Metsys aux premières années du XVIe siècle. Seul Rubens, un siècle plus tard, fasciné par Titien osera ce que les Vénitiens refuseront toujours : l’association dans une même esthétique de la manière musicale du grand maître vénitien et de la vision sculpturale de Michel-Ange, son exact opposé. Oui, de tout cela, il est bien question dans ces confrontations. Pas à pas certes, parfois de manière évidente. Parfois moins. La visite prendra donc aussi, quelquefois, l’allure d’une enquête personnelle. A moins de s’abandonner aux audio-guides.

Venetian and Flemish Masters, au Bozar, à Bruxelles. Du 11 février au 8 mai. Accès rue Royale. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 18 heures. Jeudi jusqu’à 21 heures. www.bozar.be

GUY GILSOUL

LA NOUVEAUTÉ VÉNITIENNE PROVIENT DES TEINTES ET DES PRIMITIFS FLAMANDS

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