L’esclave

Sortie d’enfer pour l’ex-sans papiers roulé par les managers belges Storme, Debruyne et Cooreman.

Manasseh Ishiaku (19 ans): »Ce n’est pas à moi de dire si je suis doué et parti pour une grande carrière. J’ai reçu une éducation stricte qui m’interdit de me mettre en avant. Par contre, je reconnais que je ne m’attendais pas à me retrouver aussi vite dans l’équipe de base de La Louvière. Je n’ai pas raté une seule minute des quatre premiers matches de championnat: belle surprise ».

Ariel Jacobs n’aime pas rendre certains joueurs plus populaires que d’autres. Mais il affirme quand même: « Si je dois croire ce que racontent les supporters et les journalistes, j’ai apparemment raison de maintenir Ishiaku dans l’équipe. Il s’est adapté dans mon groupe du jour au lendemain. Sur le terrain, je ne suis toujours pas parvenu à déterminer sa meilleure place: avant de pointe ou soutien d’attaque. Le fait que je ne puisse pas me prononcer plaide en sa faveur et prouve sa polyvalence. Je l’ai essayé dans les deux rôles jusqu’à présent et il m’a toujours donné satisfaction. Il n’a jamais été dépassé par les événements et ne se pose pas de questions quand je le fais glisser d’une place à l’autre en cours de match ».

Le coach des Loups ajoute un bémol: « Je crains seulement un retour de manivelle. Pour plusieurs raisons. Ishiaku vient d’un club de D2 où il ne s’entraînait que cinq à six fois par semaine. Il faut voir comment il va digérer, sur la durée, l’intensité de nos entraînements et le passage de la deuxième à la première division. Par ailleurs, il a connu un tas de problèmes administratifs et autresdepuis son arrivée en Belgique. Qui peut me garantir que ces soucis ne vont pas avoir sur lui des effets négatifs à retardement? »

Chantage, pressions, racket, procès …

Problèmes administratifs et autres: un euphémisme! En réalité, le Nigérian a connu l’enfer pendant plusieurs mois. Lorsqu’il raconte son histoire, il évite de commenter certaines rumeurs toujours tenaces aujourd’hui: des personnages très louches continueraient à gagner de l’argent sur son dos en empochant une partie de son salaire, il serait toujours victime de fortes pressions, etc. A La Louvière, on a en tout cas pris certaines précautions avant de lui proposer un contrat de trois ans: on a par exemple vérifié si Ishiaku avait définitivement cessé d’être en situation irrégulière chez nous. Au début de l’année dernière, ce joueur fit en effet la Une pour de bien tristes raisons.

« Le foot, c’est toute ma vie », explique Manasseh Ishiaku. « Faire une carrière professionnelle en Europe, j’en rêve depuis que je suis gosse. D’ailleurs, ça a chauffé à la maison quand j’ai annoncé à mes parents que je voulais devenir pro. Leur première réponse a été très nette: pas question! Ce ne sont pas des rêveurs ou des artistes: mon père a fait carrière dans l’armée et ma mère travaille toujours dans la police. Un de mes frères est pilote de chasse. Vous comprenez que la discipline, c’était sacré chez nous. Mais moi, je ne pensais qu’au football. Mon idole, c’était un gars qui avait grandi à quelques dizaines de mètres de chez moi: Celestine Babayaro! Et mes modèles, des joueurs qui étaient devenus des stars en Europe et revenaient taper la balle avec les jeunes de mon club, Shooting Stars, pendant leurs vacances au Nigeria : Rasheed Yekini, Tijani Babangida et Daniel Amokachi« .

Après avoir finalement amadoué père et mère, Ishiaku s’inscrit dans une académie de football: Nigerdock. Là-bas, il rencontre les hommes qui seront à l’origine de tous ses problèmes. Des gens bien connus chez nous: James Storme, Maurice Cooreman et Bart Debruyne. Les deux derniers sont pourtant grillés dans le monde du football: pour avoir tenté de vendre des matches d’Alost, ils ont été suspendus par l’Union Belge et la FIFA. Ils n’ont plus de carte de manager mais continuent à manoeuvrer sous le manteau.

« L’académie Nigerdock était dirigée par un ancien ministre des Sports du Nigeria, mais Storme, Cooreman et Debruyne avaient énormément à dire dans la gestion sportive. Le discours qu’ils tenaient aux meilleurs jeunes était superbe: ils nous promettaient le paradis en Europe. Pour eux, j’avais de très bonnes chances de percer. Je les ai crus et j’ai suivi aveuglément tous leurs conseils ».

La nuit au poste!

En 2000, les escrocs font miroiter à Ishiaku une place dans le noyau d’un club de D2 italienne. Au moment de l’embarquement, ils l’informent d’un petit contretemps: il atterrira finalement en Belgique. Il se retrouve à Roulers. Là-bas, on se soucie très peu de cet inconnu. « Un jour, j’ai assisté à un match de volley de l’équipe de Roulers. Après la rencontre, un gosse est venu me demander un autographe. Il savait que j’étais footballeur. Il a flashé sur moi et je me suis laissé attendrir par ce môme. Il m’a emmené chez lui et j’ai confié mes problèmes à ses parents: mon sentiment d’être complètement livré à moi-même, ma solitude dans un appartement minuscule. Ils m’ont pris sous leur aile et je me suis installé chez eux. Sans cette famille d’accueil tombée du ciel, je ne sais pas ce que je serais devenu ».

A l’époque, Manasseh Ishiaku allait de problèmes en problèmes. « Je commençais à me rendre compte que les belles promesses de Debruyne et des autres n’étaient en fait qu’une gigantesque arnaque. Ils m’avaient roulé sur toute la ligne: le club, le salaire, les papiers, l’appartement, l’accompagnement. Quand je téléphonais à mes parents, je leur expliquais que tout allait bien, que j’étais très heureux en Belgique. S’ils avaient connu la vérité, ils seraient venus immédiatement me rechercher! Un beau jour, j’ai appris que j’étais en situation d’illégal. Dans les bureaux de la police! Deux agents ont débarqué à l’entraînement, sur le coup de 16 heures. Ils ont demandé à me parler cinq minutes. Ils voulaient voir mon permis de travail mais je n’en avais pas. Ils m’ont emmené pour un interrogatoire finalement très poussé. Je suis sorti de là en pleine nuit. J’avais tout compris: je m’étais fait avoir! Mes soi-disant managers et le président de Roulers avaient pris mon passeport. Pour la bonne cause: ils allaient s’occuper de faire prolonger mon visa. Je n’aurais pas dû les croire: ils n’avaient rien fait. Un autre joueur de Nigerdock qui était arrivé ici avec moi, Monday Omo– NDLA: aujourd’hui à La Gantoise –, s’est carrément retrouvé dans un centre pour réfugiés ».

Ishiaku a dû son salut à cette famille d’accueil qui a contacté Jean-Marie Dedecker. Le rebelle de la politique flamande a pris cette affaire très à coeur et a déclenché un scandale médiatique dont on attend toujours les suites. L’affaire est devant la justice. « Je n’espère pas grand-chose de ce procès », confie le Louviérois. « J’espère seulement qu’il permettra de faire la vérité sur toute l’affaire. Au moment des faits, on a parlé d’esclavagisme dans la presse flamande: le terme n’est pas exagéré. Avec la complicité du président de Roulers de l’époque, Roger Havegeer, trois hommes ont arnaqué le club, m’ont roulé et ont gagné de l’argent sur mon dos. Je suis aujourd’hui heureux comme un gosse de recevoir une chance en D1 à La Louvière, mais je ne peux pas laisser tomber. Il faut que les masques tombent « .

Pierre Danvoye

« Après une nuit d’interrogatoire policier, j’ai compris: je m’étais fait avoir »

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