Des islamistes si ordinaires

Les militants du Parti de la justice et du développement espèrent un bon score aux législatives du 7 septembre. L’islam politique bénéficie de son action sociale de proximité et de la montée du conservatisme religieux.

Voilà plus d’un quart de siècle que les venelles de la médina de Fès ont été abandonnées aux plus pauvres. Des familles de paysans chassées par l’exode rural s’entassent dans les riyads jadis habités par la bourgeoisie, qui aujourd’hui, bien souvent, menacent ruine. Pour de nombreux habitants de cette cité qui se désagrège, le bureau des pleurs a le visage et le hijab – turquoise ce jour-là, comme sa djellaba – de Khadija Naceri. La jeune femme assure une permanence quotidienne dans le local qu’occupe, dans la médina, le Parti de la justice et du développement (PJD), la seule formation islamiste représentée au Parlement marocain. Son rôle ? Prêter l’oreille à tous ceux qui viennent lui exposer leurs tracas, les orienter et constituer des cahiers de doléances qui seront communiqués aux élus du parti. Parfois, ce sont juste de pauvres gens qui ont besoin qu’on les aide parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer le médecin ou les médicaments. Souvent, ils se plaignent des coupures d’eau ou d’électricité. Des vols aussi : le directeur d’une petite école qui s’est fait prendre son portefeuille ; un gérant de café dont la caisse a été dévalisée par des malfrats…

Ce travail de proximité est l’un des atouts majeurs du PJD, qui espère bien devenir, à la faveur des élections législatives du 7 septembre, le premier parti du royaume. Ce sera en effet la première fois que la formation islamiste, qui dispose de 42 députés dans l’assemblée sortante, présentera des candidats dans toutes les circonscriptions. Le très grand nombre de partis, le mode de scrutin et le découpage électoral, très favorable aux zones rurales, où les islamistes sont peu implantés, rendent cependant peu probable le raz de marée annoncé par certains. D’autant que le PJD ne constitue que l’un des courants de l’islam politique marocain. Or, l’influente association Al Adl wal Ihsane (Justice et bienfaisance) du cheikh Abdessalam Yassine appelle, elle, au boycott des urnes. La sensibilité islamiste n’en bénéficie pas moins d’une réelle empathie au Maroc. Plus généralement, le conservatisme religieux a le vent en poupe dans le royaume.

Un ordre moral islamiquement correct

Fès ne fait pas exception à la règle. Longtemps, son université a été un bastion de l’extrême gauche. Si les  » camarades « , comme les appellent les autres étudiants, restent très actifs dans certaines facultés, l’activisme estudiantin est, depuis plusieurs années, largement dominé par les militants d’Al Adl wal Ihsane.  » Ils surfent sur la bonne image qu’a l’islam, dit Hafid, étudiant en sciences éco et militant des droits de l’homme. Ils se présentent comme les protecteurs de la religion. Cela leur attire de la sympathie, mais celle-ci est plus sentimentale que politique. La grande masse des étudiants préfère rester à l’écart de tout engagement.  » Abdullilah, qui termine une licence d’espagnol, a, lui, choisi d’adhérer à l’organisation du cheikh Yassine :  » Le mouvement, explique-t-il, m’a structuré.  » Jaouad y a trouvé  » des gens qui font ce qu’ils disent « . Politique et mystique, Al Adl wal Ihsane encadre étroitement ses adeptes en s’appuyant sur une organisation très hiérarchisée. Elle se réclame à la fois du soufisme, version mystique et tolérante de l’islam, de la pensée politico-religieuse des Egyptiens Hassan el-Banna (1906-1949), le fondateur des Frères musulmans, et Sayyed Qotb (1906-1966), le  » père  » de l’islamisme révolutionnaire. Elle s’est fixé pour but de réislamiser la société par l’action sociale et l’éducation.

Al Adl wal Ihsane fait une très large place aux femmes. Loin d’être cantonnées dans l’action sociale, ces dernières, souvent issues de la petite bourgeoisie et diplômées de l’enseignement supérieur, s’impliquent de plus en plus dans les activités spirituelles de ce mouvement. Al Adl wal Ihsane s’est d’ailleurs fixé comme objectif la formation de 500 théologiennes d’ici à 2012.  » Nous devons nous réapproprier les outils théologiques confisqués par les hommes « , affirme Mouna Khalifi. Enseignante de sciences naturelles, membre des instances dirigeantes d’Al Adl wal Ihsane, elle a repris depuis quelques années des études à l’université coranique de Fès.

A cet engouement correspond la montée, dans les classes moyennes, d’un conservatisme religieux véhiculé par les chaînes satellitaires arabes. Al-Jazira, basée au Qatar, bien sûr, mais également les chaînes du Hamas palestinien ou du Hezbollah libanais, sont très regardées au Maroc. Elles partagent la même grille de lecture de l’actualité : une Amérique en guerre contre la oumma, la communauté des musulmans. Les images quotidiennes de la répression israélienne en Palestine et de la guerre en Irak suscitent une réaction identitaire dont on mesure mal l’ampleur en Occident. En outre, de nouvelles chaînes religieuses ont fait leur apparition. Celles-là ne couvrent pas, ou peu, les conflits du Moyen-Orient. Elles parlent du Coran et de la vie de tous les jours. La famille y est sacralisée, le port du voile, de rigueur.

A l’ancienne ou à la nouvelle mode (le hidjab  » nouvelle tendance « ), le voile s’est banalisé ces dernières années dans le royaume.  » On s’affiche musulman avec d’autant plus de force que l’Occident donne le sentiment d’avoir déclaré la guerre à l’islam, analyse Hafid, l’étudiant militant des droits de l’homme. Mais, si la pratique religieuse augmente, on constate aussi une modernisation des comportements.  » Un paradoxe que souligne également le doyen de la faculté de lettres de l’université de Fès, Abderrahmane Tenkoul.  » Avec le développement de la modernité, dit-il, de moins en moins d’espaces sont réservés aux hommes. Les familles, ou les jeunes filles elles-mêmes, peuvent s’en inquiéter, craindre des dérives, ou une certaine difficulté à trouver un mari si elles n’affichent pas leur respectabilité.  »

Mais ce qui préoccupe le plus, actuellement, les autorités marocaines, c’est bien l’émergence dans les quartiers périphériques des villes, sur fond de fracture sociale, d’un salafisme radical. Fès a abrité, jusqu’en 2002, l’un des trois principaux prédicateurs de cette mouvance, Abou Hafez. De son vrai nom Mohamed Abdelwahab Rafiki, il prêchait à la mosquée de Berkani, un quartier de la banlieue où suintent les égouts et le désespoir. Il a été arrêté une première fois en 2002 pour trois mois – il s’était félicité de la  » leçon  » donnée par Oussama ben Laden aux  » mécréants  » le 11 septembre 2001 – puis de nouveau après les attentats de Casablanca du 16 mai 2003. Depuis, il a mis de l’eau dans son thé et déploré, dans une lettre ouverte, le geste des jeunes kamikazes qui se sont fait sauter, le 11 mars dernier, avec une ceinture d’explosifs, dans la capitale économique du royaume.  » En prison, il a beaucoup lu et réfléchi « , affirme son épouse, qui vit désormais seule avec ses quatre enfants – dont un petit Oussama de 5 ans.

Il y a quelques années, les salafistes faisaient la loi dans plusieurs de ces cités de la périphérie nées de l’exode rural. Aujourd’hui, ils se terrent.  » Ils ne peuvent pas bouger le petit doigt, affirme Hussein, qui travaille dans l’un de ces quartiers. C’est bourré d’indics. Et, dès qu’elles craignent quelque chose, les autorités procèdent à des arrestations préventives.  » Pour Khalid Hsika, sociologue et militant associatif, le tout-répressif ne réglera pas le problème. Ces cités, dit-il, ont généré  » une sous-culture de la violence « . Longtemps, les islamistes y ont occupé, à peu près seuls, le champ social. Cela commence à changer. L’Etat favorise la création d’associations de proximité qui peuvent bénéficier d’une aide financière et d’une formation pour mieux monter leurs projets. Reste, pour la monarchie, à inventer une réponse à la  » salafisation  » des esprits, qui gagne les classes moyennes. l

De notre envoyée spéciale Dominique Lagarde, avec myriem khrouz. Reportage photo : Joëlle Vassort

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire