Un art en perdition

Depuis le Moyen Age, le tissage des  » fresques mobiles  » connaît des fortunes diverses. Aujourd’hui, devenue non rentable, la lice bat de l’aile. Comment empêcher que disparaisse cette tradition de nos régions ?

(1) Date limite d’inscription : le 30 septembre 2005. Info sur www.domainedelalice.be

La pierre austère et froide des châteaux appelle la chaleur et l’exubérance de la laine. Dès la fin du xive siècle û mieux, dès l’ Apocalypse d’Angers, ce très vieil ensemble tissé, daté de 1379, qui nous est parvenu presque intact û, la tapisserie, patrimoine des classes fortunées, sert bien plus qu’à vêtir des murs. Ses tentures épaisses feutrent les sons, assourdissent les échos. Elles partagent l’espace, masquent les portes, coupent le froid. Simples à enrouler, elles se glissent aisément dans les escaliers étroits, en colimaçon, des demeures fortifiées. Exposées aux yeux de tous, lors des processions, elles édifient enfin par leurs sujets pieux… L’histoire de la tapisserie, cet art qui a conquis l’Europe occidentale, est proprement éblouissante. Typique de nos régions, son industrie originelle s’ancre au Nord û à Arras, Tournai, Audenarde, Bruxelles, Anvers et Bruges. De là, durant leur âge d’or (xve – xviie siècle), les  » fresques mobiles  » essaiment. La fameuse Dame à la licorne, visible aujourd’hui au musée de Cluny (Paris), dut être tissée, entre 1484 et 1500, dans un atelier bruxellois. Les Actes des apôtres, dessinés par Raphaël pour la chapelle Sixtine, aussi. Des lissiers d’ici confient leur savoir-faire aux manufactures de Paris, d’Aubusson et d’Avignon. D’autres, débauchés pour leurs talents, fondent des ateliers en Angleterre, puis dans la péninsule Ibérique : à ce jour, la collection royale d’Espagne compte 272 grandes tapisseries flamandes. Et jusqu’au hall d’entrée du siège des Nations unies, à New York, qui s’orne, depuis 1954, d’une £uvre gigantesque conçue d’après le carton d’un artiste anversois…

Durant des siècles, donc, cette activité connaît un développement extraordinaire. Mais jamais linéaire : elle traverse des périodes fastes, puis des décennies de purgatoire. Elle alterne moments d’éclipse et magistraux retours en force. Souvent orchestrés par Bruxelles, d’ailleurs, qui mène la danse. D’emblée, la ville produit des chefs-d’£uvre parfaits, à thèmes religieux, généralement û et à prix astronomiques, dus à la complexité du labeur et au coût des matériaux (laine, soie, fils d’or et d’argent). Vers 1550, on y dénombre des centaines d’ateliers : sur 50 000 citadins, 15 000 teignent et croisent les fils ! Pourtant, en dépit du génie créatif de Pierre-Paul Rubens, qui donne au genre un coup de fouet, la tapisserie bruxelloise n’évite pas une première crise. Dès le milieu du xviie siècle, les artisans reproduisent, inlassablement, des cartons existants û des vases, des verdures, des jardins d’hiver, des scènes de chasse. Quant aux transitions de couleurs, obtenues jadis par d’habiles hachures qui donnent un effet dégradé, elles le sont désormais par le jeu de teintes de plus en plus nombreuses, qui tendent à imiter la peinture. Enfin, surtout, l’enthousiasme pour le papier peint (à la main puis imprimé) marque le recul de la profession : en 1700, Bruxelles ne recense plus que dix manufactures employant 150 lissiers.

Cent cinquante ans plus tard, c’est de nouveau l’engouement pour ces armures-toiles, qui servent autant à habiller les parois qu’à garnir les meubles civils ou liturgiques. Une envie presse les villes du Nord de redonner corps à une industrie jadis florissante : tout autour d’Ingelmunster (Flandre occidentale) et de Malines, on recommence à tisser. Essentiellement, des copies de tentures anciennes. Mais le prix de revient élevé de la lice (un artisan chevronné produit l’équivalent d’une paume par jour) handicape une fois de plus son développement. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la situation semble plus morne que jamais : les seules entreprises encore valides, situées à Schaerbeek et Malines, se limitent à restaurer des compositions antiques, ou à en dupliquer les motifs. Avec, toujours, ce même travers : essayer de reproduire, le plus fidèlement possible, les nuances de la peinture à l’huile. Ainsi, les gammes chromatiques sont-elles multipliées à l’infini (les lissiers disposent de quelque 30 000 tons, contre une vingtaine seulement à la fin du Moyen Age). Résultat : les tapisseries ne sont plus que des parodies de tableaux.

Un Français et un Belge : deux instigateurs du renouveau chamboulent pourtant l’entre-deux-guerres. Fasciné par l’ Apocalypse d’Angers, Jean Lurçat, le premier, comprend que la richesse de l’£uvre découle d’une économie de teintes pures et d’une simplicité du trait. C’en est fini des copiages chichiteux des grands maîtres. A la même époque, le Belge Edmond Dubrunfaut, alors apprenti aux Beaux-Arts de Tournai, s’interroge sur les causes du déclin de la tapisserie. Il conclut, pareillement, que la lice ne survivra qu’en amorçant un retour à l’écriture médiévale : des contours nets, une palette de couleurs réduite, des hachures franches qui donnent du modelé à l’ensemble, sans copier les glacis picturaux. Et sans oublier la  » vocation sociale  » des pièces tissées, qui doivent être vues par le plus grand nombre. Empreint du syndicalisme familial et de l’esprit du Pays blanc, Dubrunfaut éprouve une réelle compassion pour l’être humain û une  » empathie sociale  » qu’il partage d’ailleurs avec Roger Somville et Louis Deltour. L’ambition des trois complices ? Rénover la tapisserie tournaisienne, par la création d’un  » art public exaltant le travail des hommes, leurs luttes, leurs souffrances et leurs joies « . Les personnages nés sous les doigts du trio sont reconnaissables entre tous : rubéniens, sereins, ancrés dans la terre. Des agriculteurs revenant des champs avec leurs chèvres, des bûcherons portant haches et scies, des ouvriers installés au sommet de pylônes et, même, des cosmonautes en suspension. Cette fois, les murs parlent à nouveau.

L’Etat belge soutient cette industrie par la formation de chômeurs et d’invalides, mais, surtout, par des commandes impressionnantes. Entre 1947 et 1951, Paul-Henri Spaak, alors ministre des Affaires étrangères, passe l’ordre d’achat de 510 mètres carrés de tapisseries, prioritairement destinées aux ambassades, aux légations et aux consulats de Belgique. Néanmoins, l’atelier de tissage coopératif de Tournai est déclaré en faillite en 1953. Dubrunfaut, lui, continuera à  » cartonner  » : âgé aujourd’hui de 85 ans, il compte, à son actif, quelque 800 tapisseries couvrant 4 000 mètres carrés…

Pendant des siècles, des formes les plus naturelles aux plus stylisées, les sujets représentés sur les tentures sont restés figuratifs. Dès la seconde moitié du xxe siècle, les courants abstraits inspirent aussi la tapisserie. Le mouvement va de pair avec une autre  » révolution « . Depuis le Moyen Age, concevoir et tisser constituent deux métiers distincts. L’ouvrage terminé est donc à la fois l’£uvre d’un artiste créateur et d’un artisan chargé de son exécution. Or, vers 1960, des  » cartonniers-lissiers « , des femmes, surtout, se mettent à exécuter leurs propres modèles en dehors des manufactures existantes. Bridées seulement par leur imagination, ces artistes testent de nouvelles méthodes et des matières inédites. Leurs créations incluent des fibres optiques, des fils de Nylon, de cuivre ou d’acier, des tresses de sisal ou de jute, des bouts de bois, des roseaux, de la fourrure ou du papier. L' » art textile  » éclôt de ces expériences, parfois outrancières, qui délaissent les surfaces planes au profit de sculptures souples.

Aujourd’hui, une fraction des créateurs essaie néanmoins de  » contenir  » la tapisserie dans son aspect conventionnel, qui reste l’entrelacs des fils de chaîne et de trame. C’est l’objectif du  » Domaine de la Lice « , créé en 1981 : assurer, en Belgique, la permanence d’une écriture dont les racines plongent aux sources des industries premières des hommes. Un quart de siècle plus tard, le bilan reste cependant mitigé. La tapisserie stagne, à nouveau.  » Cela tient sans doute à sa nature, estime Paola Cicuttini, membre du Domaine de la Lice et professeur à l’Académie d’Etterbeek. De nos jours, les gens sont pressés, ils veulent des résultats immédiats. La tapisserie, elle, cumule les handicaps : c’est une activité longue, lente, chère.  » Devenue presque  » insoutenable « , économiquement. A Malines, à Tournai ou à Bruxelles, les ateliers qui font de la restauration emploient certes quelques salariés.  » Mais les grands créateurs belges contemporains, les José Crunelle, Robert Degenève, Edmond Dubrunfaut, Liliane Badin ou Marce Truyens, tous ont dû cumuler leur passion avec une charge d’enseignant. La jeune génération n’a même plus cette chance « , regrette Paola Cicuttini.

Même si le Centre de la tapisserie, des arts du tissu et des arts muraux (à Tournai) continue, contre vents et marées, à offrir des bourses de recherche, la tapisserie n’est en effet plus enseignée, en cours de jour, que dans deux établissements du pays (à Tournai et à Bruxelles). Plus aucune académie n’apprend l’art du carton. Enfin, comme il n’existe pratiquement plus de particuliers ou d’administrations possédant assez de fonds (ou de murs suffisamment grands !) pour investir dans une £uvre monumentale, de plus en plus d’artistes préfèrent s’exprimer via des créations aux dimensions réduites.  » Nous manquons seulement de moyens pour faire les choses avec sérénité et ampleur « , assure Paola Cicuttini. Et pourtant, l’intérêt du public demeure : chaque année, le Domaine de la Lice organise un concours de cartons ou de tapisseries, ouvert à tous et doté d’un prix de 2 480 euros alloués par le ministre de la Culture de la Communauté française (1). Le jury y voit défiler des choses assez  » inégales « , parmi lesquelles, tout de même, des créations de haute qualité artistique. Il n’empêche : le seul atelier privé traditionnel se trouve désormais à Malines û on y tisse d’anciens modèles, bien plus que des £uvres contemporaines… Si la réappréciation publique de la tapisserie dépend de la reconnaissance de cet art comme moyen d’expression majeur, le faible intérêt officiel fait craindre le pire : après six siècles de hauts et de bas, l’avenir de l’un de nos plus sublimes  » travaux manuels  » paraît, cette fois, gravement compromis.

Valérie Colin

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