Jacky et Pierrot, frères uniques

Journaliste au Vif/L’Express, Thierry Denoël recueillait, voici dix ans, les souvenirs de Pierre Brel en un livre-témoignage. Il retrace ici l’enfance des deux  » ketjes  » bruxellois

(1) Pierre Brel, le frère de Jacques, par Thierry Denoël, éd. Le Cri, 1993 (épuisé).

J’ai connu Pierre le temps d’un livre (1), pour évoquer ses souvenirs, l’enfance, la  » tribu « , les pavés de Bruxelles, les vacances à la mer du Nord, la cartonnerie familiale, le tram 33, les camps scouts, les privations de la Seconde Guerre mondiale, les concours de chanson sur Radio Hasselt, le petit Jacky et le grand Jacques… Il était de ceux qui brûlent la vie avec fureur. Bourlingueur passionné, sportif démesuré, Pierre Brel partageait, d’une certaine manière, le caractère de son frère cadet : il allait jusqu’au bout de ses rêves. En 1954, il a relié Bruxelles à Léopoldville et retour, en side-car, parcourant plus de 30 000 kilomètres, en huit mois, à travers les pistes poussiéreuses et la fournaise de l’Afrique. Grâce à cet exploit, inédit à l’époque, il a défrayé la chronique bien avant Jacques.

Il avait le même sourire débordant, la même sincérité dans le regard, la même persévérance dans le dépassement de soi. Pierre Brel n’était pas seulement  » le frère de… « .  » Je m’appelle Brel, comme Jacques, et seules cinq années nous séparent « , avait-il coutume de lancer, en riant. Faut vous dire que, chez les Brel, on ne triche pas. On se donne, Monsieur. A fond. Sans avoir froid aux yeux. Sans épargner sa sueur.  » Un Brel, ça vit debout « , disait Jacques.

Fidèle au tempérament flamand de sa famille, Romain, le père de Pierre et de Jacques, avait l’habitude, dans sa jeunesse, de nager, par tous les temps, dans les eaux des remparts de la ville d’Ypres. Adolescent, Pierre manifestait un même acharnement lorsqu’il faisait le  » tour de France  » en pédalant à en perdre haleine autour du pâté de maisons du boulevard Belgica, à Molenbeek, puis rentrait chez lui pour le dîner, dégoulinant de son effort, sous les yeux effarés de sa mère Lisette. Des années plus tard, Jacques donnera des concerts comme on participe à un match de boxe. Ses performances étaient autant physiques qu’artistiques. Increvable, il passait jusqu’à cinq reprises sur scène, certains week-ends, et pouvait perdre plus de cinq kilos en deux jours.

Obstinés, volontaires, les Brel ont aussi la pudeur des gens du Nord. Ils se laissent difficilement apprivoiser. Se confient avec parcimonie. Romain était un homme taiseux, discret, peu exubérant, accroché aux souvenirs aventureux de son passé colonial dans le Bas-Congo et à sa pipe qu’il bourrait de Semois, son tabac préféré. Lorsque sa femme, plus jeune de treize ans, le poussait à faire quelques pas de danse, au milieu de leur salon, sur un air de Charles Trenet ou de Maurice Chevalier,  » Pip  » û comme elle le surnommait û, il se montrait gauche, raide, mal à l’aise. Les seules extravagances qu’il se permettait étaient de lire, chaque matin, la plaisanterie du jour au dos des feuilles du calendrier et de supporter l’Union Saint-Gilloise, à l’époque où le club de football bruxellois a remporté soixante matchs consécutifs en championnat.

Jacques se sentait moins proche de ce père trop âgé, ennuyeux et toujours préoccupé par les affaires de sa cartonnerie, que de sa mère, spitante, bavarde, qui aimait rire, chanter, blaguer, aller patiner sur la piste du  » Pôle Nord  » , à côté de la place de Brouckère, et s’offrir une petite folie au  » Palais des parfums  » , près de la Bourse. Avec elle, il entretient la complicité du  » petit dernier « . Il est son  » poeske  » qui, lorsqu’il part au camp louveteau, entoure, au bas de ses lettres, sa signature de crolles, signe convenu que tout va bien . Certains après-midi de fête, ils s’amusent, tous deux, à se déguiser. Jacky emprunte des costumes dans la garde-robe de Romain, s’affuble en Charlot ou en Groucho. Lisette le prend en photo. Puis, changeant de registre, elle grime son fils en grand blessé, avec force bandages et Mercurochrome, avant de le promener en rue pour rire de l’effroi que son triste état suscite chez les passants.

Pris dans cette connivence, Jacques restera très marqué par la tentative de suicide de sa mère. Un drame qui est longtemps resté dans le secret de la famille et que Pierre a choisi de relater, dans notre livre, par souci de vérité : en 1937, Lisette, qui vient de dépasser la quarantaine, apprend que Romain l’a trompée. D’une jalousie maladive, elle ne supporte pas la nouvelle et allume le gaz dans sa cuisine, après avoir calfeutré portes et fenêtres. Mais, ce jour-là, son mari rentre plus tôt de la cartonnerie. Le pire est évité de justesse. Agé de 8 ans à l’époque, Jacky est fort affecté par cet événement. Trente ans plus tard, il écrira dans une chanson troublante, Hé ! M’man :  » Faut pas pleurer comme ça (…) Je sais que tu as reçu des coups de pied au tendre/Je sais que tu as reçu des coups de poing au c£ur/Mais faut bouger, Maman.  »

L’essentiel : la liberté

Les jeunes années de Pierre et de Jacques sont aussi rythmées par les vacances au bord de l’eau, à Wenduine, avec les concours de châteaux forts du journal Le Soir, les boules de Berlin et les fleurs en papier crépon. Jusqu’au début de la Seconde Guerre, les Brel n’ont jamais dérogé à la tradition du séjour estival à la mer. Même au début des années 1930, en pleine crise économique, alors qu’il a dû se séparer de sa voiture (une belle FN) et de son chauffeur, Romain s’arrange pour amener les garçons à la mer. Il emprunte un camion de livraison à la cartonnerie, y fait installer, à l’arrière, des fauteuils fixés tant bien que mal à l’armature du véhicule, et prend la route du littoral. Les tantes Léonie et Catherine, les s£urs célibataires de Lisette, sont chaque fois de la partie. Aussi joviales l’une que l’autre, elles apprennent à leurs neveux à chanter Les Gars de la marine.

Pour le reste, l’enfance des deux garçons paraît plutôt ronflante, voire un peu morne. Adolescent, Jacques s’ennuie à l’église, où il se rend tous les dimanches avec son frère, mais sans les parents qui prétendent être exemptés de la messe parce qu’ils ont été au Congo… Il s’ennuie au collège Saint-Louis, où il apprend, dès 1941, les rosa rosa rosam qu’il chantera plus tard. Chahuteur, il ne se montre pas vraiment bon élève, redouble sa sixième et sa quatrième. Mais comment rêver, pendant l’Occupation et ses longues années de restrictions, face à la carte d’Europe que Romain a accrochée dans la cuisine et sur laquelle il suit, avec des épingles de couleur, la progression des armées allemandes et russes ?

Plus tard, Jacques s’ennuiera encore à la cartonnerie, où il travaillera dans le bureau à côté de celui de son père, dans l’atmosphère pesante du service des ventes. Heureusement, pour tromper sa lassitude, il a l’esprit farceur. C’est un boute-en-train, même. Comme sa mère, il raconte des histoires. Il a des dons d’imitation, surtout pour singer Charlot ou Hitler. Chez les scouts, à l’unité Albert Ier, il reçoit le totem de Phoque hilarant. Quel contraste avec son frère, Morse Flegmatique ! Pierre n’a pas été meilleur élève que son cadet, mais il est un chef d’atelier comblé dans la cartonnerie fami- liale, dont il reprendra les rênes dans les années 1960, et, à l’époque, il va à la messe avec conviction.

Dans ces années grises, Jacques intègre la troupe théâtrale de son collège, la  » Dramatique Saint-Louis « . La scène est, pour lui, une révélation. Mieux : une libération. Il découvre un monde où tout est permis, où il peut rêver sans limite. Jacky devient Jacques. Pierre, lui, s’éclatera dans la compétition moto, dans les voyages au bout du monde et dans la course à pied. A 70 ans, il participait encore au marathon de New York.

S’ils ont grandi dans un univers calfeutré, où tout semblait écrit à l’avance, les deux frères ont néanmoins su cultiver une valeur essentielle chez les Brel : la liberté. Quand, en 1952, Jacques annonce à son père qu’il quitte la cartonnerie pour se lancer dans la chanson, celui-ci est très contrarié, mais ne s’oppose pas au projet de son fils. De toute façon, l’aîné reste à l’usine.  » Pour mon père, la liberté, c’était sacré, m’a raconté Pierre. Surtout celle des autres. Même s’il devait en souffrir ! C’était sa règle. Il ne l’enfreignait jamais.  » Quand un Brel a une idée en tête… Thierry Denoël

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