Piraterie : « Relax, capitaine, c’est juste du business « 

Grâce à une armada internationale, la piraterie régresse au large des côtes somaliennes. Mais les causes sont toujours présentes. Le film Capitaine Phillips, en salle depuis ce mercredi, tente de cerner ce fléau de façon très réaliste, que la Belgique continue également de combattre.

Cette irruption soudaine dans le poste de pilotage. Ces regards impavides et menaçants. Ce ton ferme et réfléchi. Ces Kalachnikov pointées vers le maître du bateau. « Relax, capitaine, relax. C’est juste du business. Pas Al-Qaeda. Vous arrêtez le bateau. » Quoi de commun entre des pirates somaliens faméliques émanant d’un pays en lambeaux et le capitaine américain du porte-conteneurs Alabama, bien nourri et moulé dans les procédures ? Rien. Celui-ci aura tout tenté pour éloigner les pirates : messages de détresse, fermeture des grilles, activation des lances à incendie… En vain. Basé sur une histoire vraie qui s’est passée en 2009, le nouveau film de Paul Greengrass, Capitaine Phillips (sortie le 4 décembre), montre durant deux heures quinze ce face-à-face en pleine mer entre des gens qui se regardent sans jamais se voir ni se comprendre. Loin des côtes, c’est comme si chacun devenait, littéralement, un extra-terrestre pour l’autre.

Malgré le titre, le réalisateur se défend d’avoir voulu traiter du fléau de la piraterie uniquement du point de vue occidental : « J’ai voulu évoquer un conflit plus vaste qui existe dans notre monde : celui entre les riches et les pauvres. La confrontation entre Phillips, qui appartient au mouvement de l’économie globale, et les pirates qui en sont exclus, m’a semblé être un sujet nouveau et tourné vers l’avenir. Cette confrontation donne lieu à un palpitant siège se déroulant en haute mer mais évoque aussi le poids de forces plus puissantes qui influent sur le cours du monde. » Pas de cinéma binaire donc, même si le point de vue reste américain et l’analyse politique plus qu’elliptique.

Quand un pirate monte à l’abordage, le seul langage commun se résume au billet vert. Le capitaine William Phillips (interprété par Tom Hanks, lire également son portrait en page 80) propose 30 000 dollars aux ravisseurs. « Tu me prends pour un mendiant ? » réplique Abduwali Abdukhadir Muse, le pirate (joué par Barkhad Abdi). Cela peut en effet paraître « peanuts ». Pour rappel, la rançon payée pour libérer les dix membres d’équipage du navire belge Pompei, capturé la même année par des pirates somaliens, a été estimée à 2 millions de dollars. La prise d’otages avait duré 71 jours. En octobre dernier, le « cerveau » de cette attaque, Mohamed Hassan Abdi (60 ans), alias Afweyne (« grande gueule », en somali), a été piégé à Zaventem par la police belge, qui lui avait fait miroiter le tournage d’un film sur sa personne. Un scénario plutôt rocambolesque.

Muse, un pirate qui n’a rien à perdre

Greengrass, lui, a fait le choix d’un réalisme époustouflant. Les trois quarts du tournage se sont passés en mer. Une fameuse contrainte, vu les espaces confinés (surtout le canot de sauvetage), dans lesquels il a fallu glisser les équipes et leur matériel. De même, le casting a été minutieux. Avant la scène d’abordage, les acteurs jouant les marins et les Américano-Somaliens incarnant les pirates ne s’étaient jamais rencontrés. « Quand ils ont pris le pont d’assaut, l’effet était sidérant d’authenticité. Nous en avions les cheveux qui se dressaient sur la nuque ! » témoigne Tom Hanks.

Qui est ce Barkhad Abdi, qui joue le chef des pirates ? Né à Mogadiscio, l’homme a grandi au Yémen. A 14 ans, il s’installe à Minneapolis avec toute sa famille. C’est là qu’est concentrée la plus grande communauté somalienne installée aux Etats-Unis. Mais il a toujours de la famille en Somalie. Il se sent profondément concerné par le personnage de Muse, qui, selon lui, n’aurait jamais été pirate s’il avait pu continuer à vivre de la pêche : « Quand il réalise qu’il ne peut plus subsister et voit les hommes de son village devenir pirates, Muse veut sa part du gâteau. C’est un homme qui n’a rien à perdre », raconte-t-il. Les quatre acteurs ont suivi un entraînement intensif à Malte, où ils ont dû apprendre à se battre, à manipuler des armes à feu, à piloter des petits bateaux sur une mer agitée, à lancer des échelles pour monter à l’abordage… Mais rien n’a pu les préparer à cet éprouvant tournage dans le canot de sauvetage : chaleur, odeurs et mal de mer.

Si les (vrais) pirates et l’otage de l’Alabama se sont retrouvés pendant cinq jours sur ce rafiot, c’est à cause d’une opération qui ne se déroule pas comme prévu. Muse sait qu’il ne peut rentrer les mains vides. C’est pourquoi il a emmené le capitaine comme monnaie d’échange, en espérant rallier la terre ferme. Au fur et à mesure, on comprend que Muse est tout autant piégé que son otage. « Pour des villageois comme lui, l’accès à une source légale de revenus est bloqué, décrit la productrice Dana Brunetti. Devenir pirate, c’est l’occasion d’intégrer une économie parallèle où l’on peut gagner beaucoup. Vous avez à portée de vos côtes toute la richesse du monde qui défile… » Mais la réalité allait de toute façon rattraper les pirates, avec l’arrivée sur zone de navires de guerre américains et des Navy Seals (forces spéciales). Sans état d’âme. Ce n’est pas aux militaires d’entamer un débat sur la mondialisation…

Appel de détresse du Petra 1

La mésaventure de l’Alabama rappelle de fameux souvenirs à Carl Gillis, ancien commandant du Louise Marie, une des deux frégates de la marine belge. En 2010, il patrouillait dans l’océan Indien dans le cadre d’Atalante, la mission européenne de lutte contre la piraterie. Il était notamment chargé de protéger le Petra 1, un navire sous pavillon sierra-léonais, qui transportait une cinquantaine de conteneurs pour le compte du Programme alimentaire mondial. Le 23 octobre, Gillis reçoit un appel de détresse: un skiff (petit bateau doté d’un puissant moteur), avec à son bord sept pirates armés, s’approche du Petra 1. « Notre frégate croisait à une distance de 10 à 15 miles (19 à 27 km), juste au-delà de l’horizon, mais j’avais une équipe à bord du Petra 1, raconte l’officier. Les pirates ont tenté d’approcher le navire par l’arrière, comme dans le film. Un de mes matelots a sonné l’alerte, ils ont abandonné l’attaque et se sont enfuis vers la côte kenyane. »

Ensuite ? « On a envoyé notre hélicoptère Alouette 3, poursuit l’officier. Les pirates ont alors jeté à l’eau tout ce qui pouvait les incriminer : armes, échelle… Après des coups de semonce, j’ai demandé l’autorisation de pouvoir tirer sur l’embarcation, sans viser les occupants. On a tiré 450 coups depuis l’hélicoptère. Dès que la frégate est arrivée à leur hauteur, ils ont mis les mains en l’air et se sont rendus. J’ai envoyé l’équipe d’intervention à bord de deux RHIB (bateaux gonflables). On a pu les embarquer avant qu’il ne fasse noir. » Ils ont été enfermés à l’arrière du bateau. « Le chef était celui qui était debout dans le skiff et fumait une cigarette dans une posture assez arrogante », se rappelle Gillis. Seul un pirate a été déféré en Belgique : Omar Mohammed Abdiwahad, qui avait été impliqué auparavant dans l’attaque du Pompei. Après 19 jours de détention à bord, les six autres ont été déposés sur la plage au nord de Mogadiscio, car aucun pays ne voulait les traduire en justice. En 2011, le tribunal correctionnel de Bruxelles a condamné Abdiwahad à dix ans de prison.

De véritables réseaux criminels

Grâce aux moyens militaires, la piraterie régresse. Mais ses causes sont toujours là : absence d’Etat, réseaux criminels, pauvreté… Elle connaît d’ailleurs un regain de l’autre côté du continent, dans le golfe de Guinée. Depuis le début de l’année, 206 cas de piraterie ont été répertoriés, dont onze prises d’otages, rapporte la Chambre de commerce internationale basée à Londres (ICC). Au large de la Somalie, on n’a compté que onze incidents, dont deux prises d’otages. « La mission Atalante se termine en 2014 et pourrait se prolonger, précise le lieutenant Helena Vande Gaer, qui a participé au sauvetage du Petra 1. Pour l’instant, on n’a pas de navire sur zone. Toutefois, on participe à l’état-major à Londres et des matelots belges sont actuellement à bord d’un navire néerlandais qui patrouille au large. » L’approche du fléau de la piraterie reste donc purement sécuritaire. « Les navires qui entrent dans la zone doivent se manifester auprès d’un centre basé à Londres », explique Peter Vertuyft, managing director de l’Union royale des armateurs belges.

D’après des témoins de l’arrestation des pirates du Petra 1, ceux-ci auraient poussé un « ouf » de soulagement quand ils ont appris qu’ils avaient été maîtrisés par des Belges, et non par des militaires d’autres pays à la réglementation bien plus sévère ou arbitraire. Qu’en est-il aujourd’hui ? Une loi de 2010 permet à un commandant de marine de guerre de poursuivre des pirates. Une autre loi devrait autoriser le déploiement d’agents privés et armés sur des bateaux battant pavillon belge mais elle n’est pas encore entrée en vigueur. « Si cela coince, explique Peter Verstuyft c’est parce que du côté politique, certains estiment que les armes à bord ne sont pas justifiées. Ils considèrent les Africains plus comme des victimes que comme des assaillants. » Une image trop romanesque ? « La piraterie n’existe qu’en haute mer, précise Nicolas Lange, conseiller légal à la Défense. Ailleurs, cela s’assimile à du vol à main armée. »

Les militaires belges ne tournent pas autour du pot. « Cette piraterie s’inscrit dans une criminalité organisée, avec des chefs à la tête de différents réseaux qui ramassent l’essentiel du pactole », n’hésite pas à dire le capitaine Gillis. Les rançons versées entre 2005 et 2012 dépasseraient les 400 millions de dollars, d’après le rapport Pirate Trails, que vient de publier la Banque mondiale avec Interpol et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Entre 30 % et 75 % des rançons aboutiraient entre les mains des chefs de réseaux, tel Mohamed Abdi Hassan, l’homme arrêté à Bruxelles. Les « fantassins » qui écument les mers, comme Muse ou Abdiwahad, n’en perçoivent qu’une faible part : entre 1% et 2,5 % du total.

Que deviennent ces sommes colossales ? Elles sont investies dans des activités criminelles (trafic d’armes, financement de milices, autres actes de piraterie…), ou alors blanchies via le commerce de khat (un psychotrope local), au Kenya notamment, où cette activité n’est pas contrôlée. En réalité, la majorité de l’argent serait investie en Somalie même, dans des hôtels, des restaurants ou d’autres immeubles. De quoi casser certains mythes, comme a pu le constater le Canadien Jay Bahadur, un des rares journalistes à avoir pu approcher ces pirates. Non, assène-t-il, les pirates ne sont pas manipulés par Al Qaeda. Non, ils ne participent pas à une internationale mafieuse qui aurait des ramifications partout dans le monde. Par contre, les barons de la piraterie sont bel et bien à la tête de véritables entreprises. De Kismayo à Berbera, c’est toute l’économie somalienne qui subit leur loi. Si les fantassins de la piraterie sont en voie de perdre la bataille sur les mers, la guerre sur terre contre ces réseaux criminels ne fait que commencer.

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