E. L. Doctorow Les Etats désunis

L’écrivain new-yorkais ausculte un à un les traumatismes de l’Amérique. La Marche s’attache aux pas des laissés-pour-compte de la guerre de Sécession. Rencontre avec un romancier atypique.

De notre envoyé spécial à New York

Il vit aujourd’hui dans l’un de ces immeubles de briques rouges qui font la renommée de New York, la ville qu’il a tant célébrée. Du moins, lorsqu’il n’est pas cloîtré dans son refuge de Sag Harbor, au c£ur des Hamptons, là où furent composés presque tous ses livres. Ses livres ? Une poignée de chefs-d’£uvre remplis de bruit et de fureur, qui, tous, auscultent l’Amérique à travers les périodes les plus sombres de sa courte histoire. La Grande Dépression, la Prohibition, la guerre froide, la fin du siècle dernier. Et, aujourd’hui, la guerre de Sécession.

Edgar Lawrence Doctorow est un roc. Calme. Précis. Les yeux rieurs et le verbe clair. Lorsqu’il évoque son nouveau roman, il tient avant tout à lever les malentendus :  » C’est un livre qui raconte l’enlisement tragique d’une guerre civile, mais il serait abusif d’y voir un quelconque rapport avec la guerre que mène actuellement l’administration Bush en Irak.  » Vraiment ? On a pourtant du mal à ne pas faire le rapprochement. Surtout lorsque l’on se souvient qu’E. L. Doctorow fut, depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’un des principaux meneurs de l’opposition intellectuelle aux ripostes orchestrées par le président américain. Que ce soit au Pen Club, au côté de Salman Rushdie ou de Paul Auster, ou dans les rues de Manhattan pendant les manifestations antiguerre, Doctorow a joué le rôle que l’écrivain, il en est convaincu, doit tenir.  » Un romancier qui ferme les yeux sur son temps n’est pas tout à fait un écrivain. Mais il faut distinguer les actes de citoyen des écrits de romancier « , précise-t-il. Une conception du rôle de l’écrivain qu’il s’est forgée, dit-il, lorsqu’il était l’éditeur de James Baldwin ou de Norman Mailer, à la fin des années 1960à en pleine guerre du Vietnam.

Doctorow s’intéresse moins à la guerre qu’à ceux qui la font

La Marche n’est donc pas la métaphore de l’absurdité d’une guerre que l’on ne sait plus finir. C’est dit. Reste que le sujet est bien là. Doctorow raconte la lente procession de 60 000 combattants épuisés en territoire ennemi. Plus de 600 kilomètres de forêts, de marécages, parsemés de villages brûlés. Menés par l’impétueux général Sherman, futur tueur d’Indiens et grand massacreur de bisons, les soldats abolitionnistes du Nord tentent de rallier la côte Est. Ils portent le poids de toute la population d’esclaves noirs de Géorgie qu’ils viennent de libérer. Aux malades et aux blessés, qui composent l’essentiel de cette caravane, il faut ajouter les voleurs, les tricheurs, les prostituées, les sans-logis. Ce sont eux les véritables héros de ce roman polyphonique et brutal, tonitruant et exubérant.  » J’ai essayé de ne pas raconter la guerre, car on ne peut le faire sans céder à la tentation d’une reconstruction intellectuelle, mais de mettre des expériences bout à bout « , explique Doctorow.

Le lecteur sera donc confronté aux expériences de ceux qui vivent le conflit parce qu’ils ont été projetés en son c£ur. Une jeune femme du Sud dont la plantation a été réduite en cendres et qui s’engage comme ambulancière. Un ténébreux médecin d’origine allemande, as de la scie, capable d’amputer à une vitesse affolante. Un gavroche noir prêt à accepter n’importe quelle famille. Un photographe amateur en train de perdre la vue, bientôt pris en otage par un rebelle sans scrupule prêt à tout pour sauver sa peau. Une adolescente sauvage,  » négresse blanche  » née de la liaison interdite d’un planteur et d’une esclave, qui se travestit en garçon pour survivre au milieu des décombresà Doctorow s’intéresse moins à la guerre qu’à ceux qui la font, s’y dissimulent, la calculent, la prolongent ou en profitent. C’est en ce sens que La Marche est plus proche de Guerre et Paix que d’Autant en emporte le vent. Roman métaphysique et non saga à la sauce mélo. Nulle robe de mousseline, pas de serments, mais des flammes et des doutes. Il y a des pages d’une beauté sublime dans ce livre. Celles, notamment, où le jeune lieutenant Clarke mène ses hommes devant le peloton d’exécution, au milieu de la forêt. Celles dans lesquelles le général Sherman, apprenant la mort de son jeune fils, lance ses imprécations aux étoiles.

Une fange où s’abîmèrent Noirs et Blancs

L’écriture de Doctorow n’a jamais été si houleuse, débridée, colérique et généreuse. Un peu cinématographique, aussi – mais inspirée par un cinéma qui, pour une fois, rendrait justice au génie créatif de cet écrivain flamboyant. En effet, si le formidable Ragtime fut adapté au cinéma par Milos Forman, et l’excellent Livre de Daniel par Sidney Lumet, les romans de Doctorow restent très au-dessus des films qui en furent tirés. Doctorow écrivit des westerns pour le cinéma, après avoir été éditeur et avant de tout plaquer pour se consacrer définitivement à l’écriture. Il assure que cet épisode de sa vie ne l’a pas influencé pour composer La Marche.  » Je porte ce livre depuis des années, mais je n’arrivais pas à m’y mettre. La guerre de Sécession reste l’épisode traumatique fondateur de l’Amérique. On ne s’y risque pas sans perdre un peu de son énergie. Aujourd’hui, je me sens vidé.  » Au fil des pages, on saisit pourquoi l’écrivain éprouve cette sensation de vacuité : il a tout mis dans ses personnages. Il faut lire La Marche puis relire Ragtime (1). Comprendre que la genèse de l’Amérique jazzy qui érigeait des gratte-ciel au sommet desquels s’entre-tuaient les messieurs du beau monde fut cette fange où s’abîmèrent Noirs et Blancs. Doctorow est un immense romancier, le barde inspiré d’une civilisation égarée dans le cynisme. l

La Marche, par E. L. Doctorow. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L’Olivier, 384 p.

(1) Disponible en poche chez Robert Laffont, Bibliothèque Pavillons.

François Busnel

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