Les mots qui fâchent

Au fragile magasins des identités, les mots peuvent blesser, nier, détruire. En période de crise, ils représentent de la dynamite, comme en témoigne le drame du Proche-Orient. Le Centre pour l’égalité des chances prépare un lexique de déminage des mots qui piègent

« Attentats kamikaze », « antisémitisme », « islamophobie », « génocide », « colons juifs », « sionisme »… Le conflit israélo-palestinien se traduit par un usage polémique des mots, dans lequel le politologue Marco Martiniello (ULg) discerne un avatar du « politiquement correct » qui, aux Etats-Unis, a d’abord servi à protéger les minorités, avant de devenir, dans certains discours, un instrument d’intimidation intellectuelle ( Le Vif/L’Express des 26 avril et 10 mai 2002).

Le mot « antisémitisme » possède une très forte charge émotive. Emportée par la passion de défendre Israël, une partie de la communauté juive de Belgique entretient, volontairement ou non, la confusion entre la critique de la politique du gouvernement d’Ariel Sharon et un « antisémitisme  » qui renvoie à la méfiance et à la haine ancestrales envers les juifs en tant que juifs. Interpellés sur les récents attentats ou incivilités antijuifs commis en Belgique et en France, de jeunes Maghrébins se défendent, eux, contre l’utilisation, impropre à leurs yeux , de la qualification d’ « antisémites » accolés à ces actes, à tort ou à raison. « Etant des sémites ce que nous apprend l’histoire des langues et des peuples, comment pourrions-nous nous en prendre à nous-mêmes? » interroge Hafida, une jeune philologue bruxelloise. Laissés-pour-compte des quartiers dits sensibles et descendants des victimes de la Shoah, même combat? Les Marocains rappellent volontiers que Mohammed V, grand-père de l’actuel roi du Maroc, refusa de livrer aux autorités de Vichy la liste des juifs marocains. « Délinquance d’opportunité » (proposée par le psychanalyste Francis Martens, de l’UCL) ou « délinquance symbolique » ne fait pas davantage l’unanimité, côté juif, bien qu’elle serre de plus près la réalité des voyous qui, par hostilité à Israël, s’attaquent aux symboles du judaïsme. « Refuser de nommer l’antisémitisme, c’est accepter d’y participer », soutient le publicitaire français Maurice Lévy, dans Le Monde.

Le mot « génocide » est au centre d’une querelle de mots non moins grave. Le meurtre planifié d’un peuple qui qualifie, conventionnellement, trois événements du XXe siècle(le massacre des Arméniens, en 1915, l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et les tueries dont ont été victimes les Tutsi et Hutu modérés au Rwanda, en 1994) est aujourd’hui revendiqué par certains pour le compte du peuple palestinien (ou des Amerindiens et des Noirs réduits en esclavagepar les colonisateurs occidentaux: voir la conférence de Durban, en juillet 2001). Cet élargissement du sens du mot « génocide » peut être lourd de conséquences: d’une part, il permet de banaliser la Shoah et l’on sait combien cette catastrophe est cruciale pour les mémoires juive et européenne-, et présenter au gouvernement israélien le pire des miroirs, celui des bourreaux d’antan.

Autre expression contestée: l' »attentat kamikaze », l' »attentat suicide ». Les Américains utilisent le mot « attentat meurtrier » pour faire la distinction entre l’action désespérée d’officiers japonais fondant, à bord de leur avion bourré d’explosifs, sur des objectifs militaires et l’acte de désespoir de jeunes Palestiniens cherchant à tuer le plus de civils israéliens possible. Pour la plus grande partie de l’opinion arabe, ceux qui perpètrent ces attentats sont, non pas des « terroristes », mais des « résistants » à l’occupation israélienne et, pour les religieux, des « martyrs ». « Colons juifs » fait également problème: pourquoi ne pas dire « colons israéliens » (voire, par euphémisme, « implantation »), disent les Israéliens, qui décèlent dans la première formulation une résurgence de l’antisémitisme européen. Or la colonisation juive (non péjorativement connotée au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle) est antérieure à la création de l’Etat d’Israël et elle se poursuit, sans l’aval de l’ensemble de la population israélienne, notamment les 15% d’Arabes israéliens.

Quant à « islamophobie », mot qui signifie littéralement « peur de l’islam », il a été forgé récemment, sur le modèle de « xénophobie », pour donner aux musulmans le pendant d' »antisémitisme », auquel Pierre-Anré Tagieff (1) propose de substituer le mot « judéophobie », afin d’éviter le reproche de mélanger sens étymologique (le rejet des sémites) et sens sémantique (le rejet des juifs). Le mot islamophobie, qui connaît une faveur grandissante, n’exclut pas un usage polémique. Il peut également servir à (dis)qualifier toute question dérangeante sur les aspects controversés de l’islam (statut de la femme, port du foulard, rejet des homosexuels, respect des minorités, etc.), sans rendre compte de la nature sociale, économique et politique des discriminations que subissent les populations arabo-musulmanes immigrées.

Bref, rien n’est simple ni innocent dans l’emploi des mots. Outre le colloque qu’il se propose d’organiser, en octobre prochain, sur les notions et réalités de l' »antisémitisme » et de l' »islamophobie », le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme va publier sur son site Internet (www.antiracisme.be) un fichier lexical présentant l’histoire et l’usage des mots qui fâchent. Histoire de comprendre comment fonctionne un stéréotype . « On ne peut pas arriver, prévient Christian Denys, artisan de ce fichier, à un lexique qui soit une vérité absolue. Comme dans cette  » figure ambiguë » où l’on peut voir simultanément une jeune et une vieille femme, chaque mot a des résonances particulières suivant les locuteurs et le contexte de leur énonciation. On a tous un dictionnaire portatif dans la tête. »Et les mots évoluent dans le temps. Trois pages, au moins, ont été nécessaires, dans le Vocabulaire historique et critique des relations interethniques (2), pour épuiser tous les sens du mot « sionisme ».

S’exercer avec prudence à la qualification des choses serait un bon début. « Ne pas ajouter aux maux de la violence les mots qui génèrent de la violence »: la formule est jolie et pourrait s’appliquer à la logomachie que nourrit l’usage immodéré des anathèmes. « Pour autant, précise le formateur, on ne peut pas se contenter de faire de l’érudition sémantique . Il faut que les utilisateurs se mettent plus ou moins d’accord sur la valeur d’usage d’un mot, sachant qu’il est toujours relatif, partiel, donc, partial par rapport à la réalité qu’il désigne. » Tétanisés par la peur de mal dire, beaucoup d’enseignants n’osent aborder au cours ce que tous les responsables politiques les pressent d’expliquer à leurs élèves: les racines de l’intolérance et la manière d’y résister. La « parole sécurisée » du Centre pour l’égalité des chances, qui ne se veut surtout pas le label d’un langage éthiquement ou politiquement correct, pourra peut-être les y aider. Avec humilité. « Une légende hassidique, raconte Christian Denys, évoque ce juif pieux qui, ne sachant lire les prières pour le jour du Kippour sortit de la synagogue et, à même la rue, cria chaque lettre, demandant à Dieu de les ordonner à sa guise. Les lettres montèrent au ciel et la prière plut à Dieu. »

(1) La Nouvelle judéophobie, Editions Mille et Une Nuits, 2002.

(2) Revue Pluriel-recherches, 1993-2000, éditions l’Harmattan, Paris.

Marie-Cécile Royen

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