La Bible pour manuel de guerre

Prophéties de l’Ancien Testament, croyance dans un  » peuple-chef  » anglo-saxon : comment Albert Ier, sous l’influence de son conseiller militaire, cherche à deviner le cours de la guerre par une abracadabrante théorie philosophico-religieuse.

L’école peut mener à tout. Jusqu’aux plus savantes élucubrations.Aucun élève n’en est à l’abri, fût-il de sang royal. Il se passe de curieuses choses au sein de l’Ecole militaire, au tournant du xxe siècle. Charles Lagrange n’y brille pas seulement par son enseignement des probabilités et de la géodésie. Cet astronome reconnu se distingue par une autre corde à son arc, nettement plus insolite : il s’est pris de passion pour la découverte des lois qui régissent l’histoire du monde.

Un officier d’origine luxembourgeoise, qui a lui aussi enseigné à l’Ecole militaire, l’a devancé dans cette quête. A grand renfort de formules mathématiques, avec le concours du magnétisme terrestre et de la Bible, le major Nicolas-Remi Brück prétend avoir identifié la longue marche de l’humanité. De la naissance d’Adam à la fin programmée du monde, dix périodes de 516 ans doivent se succéder, chacune dominée par un  » peuple-chef « . Car les peuples ne diffèrent pas des individus : ils finissent par mourir, soumis à un déplacement séculairede la civilisation de l’est vers l’ouest.

Non content de s’enticher de cette  » Loi de Brück « , le professeur Lagrange apporte sa pierre à l’édifice. En protestant rigoriste, il prend la Bible au pied de la lettre. Et dégage, à partir des mensurations de la pyramide de Kheops, une loi historique qui lui fait dater la fin du monde à 2386…

Fumeux ? Plus qu’un peu. Sauf que l’enseignant reste pris très au sérieux.  » En dépit des apparences, Lagrange n’était pas fou « , rassure Jean-Michel Sterkendries, l’actuel professeur d’histoire à l’Ecole royale militaire. Fantasque, tout de même. Certains confrères ont beau froncer les sourcils, l’établissement ferme les yeux sur le jardin fort peu secret du scientifique. Après tout, l’homme passe pour être apprécié des élèves-officiers. Son pouvoir de persuasion fait mouche sur certains d’entre eux, promis aux plus hautes fonctions militaires.

Deux parcours étroitement mêlés

Emile Galet figure parmi ses plus chauds partisans. Lui aussi protestant évangélique, il se laisse subjuguer par les théories historico-religieuses du tandem Brück-Lagrange. L’élève est brillant, et même un brin illuminé. Pour l’heure, Galet étudie en illustre compagnie : il a pour condisciple le prince Albert, qui fait alors ses armes à l’Ecole militaire.

Entre l’élève de condition modeste et le futur Albert Ier, le courant passe. Nul doute que Lagrange et ses interprétations bibliques alimentent les conversations.  » Dès avant sa montée au trône, Albert était gagné aux idées de Lagrange « , assure Marie-Rose Thielemans, l’historienne de l’ULB qui a suivi à la trace le parcours étroitement mêlé des deux hommes (1).

Rien de bien méchant jusque-là. Sauf que la guerre éclate en 1914. Qu’Albert, devenu troisième roi des Belges, se retrouve à la tête d’une armée qu’il tient à commander en personne. Et qu’à ses côtés, s’est hissé l’ex-élève Galet, à la fois conseiller militaire, éminence grise et confident.  » Un secrétaire du Roi aux affaires secrètes, comme on aurait dit sous l’Ancien Régime.  »

Même si l’heure est grave et n’est pas aux divagations, l’officier d’ordonnance du roi ne perd rien de sa ferveur religieuse. Il prend la Bible pour valeur-refuge, et intègre la Loi de Brück dans son manuel de campagne.  » Galet recherche dans les prophéties de l’Ancien Testament le cours futur des opérations militaires. Ce sont des convictions étayées par la Loi de Brück qui lui servent de socle aux décisions militaires qu’il soumet au roi et à tous les conseils qu’il lui prodigue en matière politique « , révèle l’historienne de l’ULB.

Interpréter les desseins de Dieu

Pour la cause, les belligérants de 1914 se retrouvent transplantés au temps de l’Ancien Testament : sous la plume de Galet, la France devient la Syrie, l’Angleterre est reconvertie en Ephraïm (une des douze tribus d’Israël), l’Allemagne est reconfigurée en Edom (royaume du Proche-Orient), et la Belgique rebaptisée Moab, contrée de Palestine à l’est du Jourdain…

Or, Brück a été formel : après les Noachides, les Assyriens, les Egyptiens, les Juifs-Israélites-Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Francs, la Papauté et les Français, l’heure des Anglo-Saxons a sonné. Ils forment l’une des dix tribus perdues d’Israël, ils sont élus  » peuple-chef  » depuis 1870, ils dirigent l’humanité pour les cinq siècles qui lui restent à vivre…

La voie de la Belgique a été toute tracée par le major Brück :  » La Belgique engendrée en 1830 peut et doit continuer à servir de terrain neutre de conciliation […]. Toute politique sérieuse de la période séculaire 1848-2364 se passera dans le triangle occupé par les trois puissances, France, Angleterre, Prusse, dont la Belgique occupe le centre.  »

Voilà qui en jette. Surtout depuis que le professeur Lagrange s’est montré incroyablement visionnaire : dès 1907, il est parvenu à tirer des chapitres 15-16 du livre d’Esaïe, la prophétie que la Belgique serait envahie par l’Allemagne en 1914-1915…

Il y a là de quoi troubler un roi fragilisé par la tourmente, en quête de conseils avisés sur la conduite à tenir pour résister à l’envahisseur allemand. S’il doit croire Lagrange et son disciple Galet, Albert n’a guère le choix. Marie-Rose Thielemans plante le décor :  » Le libre arbitre de l’homme n’existe pas. Il faut interpréter les desseins de Dieu au départ des textes, essentiellement ceux des prophètes. Dieu n’est pas un Dieu d’Amour mais un Dieu vengeur. Lagrange et Galet sont des créationnistes et des  » millénaristes « . Et c’est dans la voie de la prédestination que Galet va conseiller le roi Albert pendant toute la guerre.  »

Les voies du seigneur ne restent pas forcément impénétrables pour celui qui se donne la peine de les explorer au travers des saintes Ecritures. Emile Galet ne cesse de céder à ce péché mignon. Mars 1917 : l’officier soupçonne la préparation d’une offensive allemande sur le front ouest. Il en prédit l’issue en se plongeant dans le chapitre XVII d’Esaïe :  » Les Allemands réussiront car c’est Damas et la Syrie, c’est-à-dire Paris et la France, puis Ephraïm (l’Angleterre), qui sont punis par l’Eternel.  » Une chance dans ce malheur :  » Heureusement, Moab (la Belgique) n’est pas citée « , consigne l’officier dans son journal de campagne.

Galet ne se fait jamais prier pour soulager les doutes de son roi et soutenir son moral parfois chancelant. Décembre 1915, Dieu est une fois encore de la partie dans le topo de la situation que l’officier dresse à l’intention d’Albert Ier.  » Les Alliés se sont montrés très impuissants à nous défendre, à nous délivrer. Cela est voulu par Dieu. Nous suivons donc sa volonté en nous adressant ailleurs. Nous sommes dans le cas de Luc XIV, 31,32. La puissance d’Edom (l’Allemagne) est la volonté de Dieu, mettons-nous donc à l’abri de cette puissance.  » Parole d’Evangile selon saint Luc : ne recommande-t-elle pas de négocier avec cette Allemagne toute-puissante ?

Ce que Dieu veut, l’armée belge le peut

Emile Galet n’est pas le seul à se prendre pour Nostradamus aux côtés du roi. Charles Lagrange est dans les parages royaux, il séjourne régulièrement à La Panne où Albert Ier a installé son quartier général.  » Lagrange était un intime du couple royal. C’est à lui que le roi songe à confier la mission de reprendre des contacts secrets avec les Allemands. Voilà donc un pasteur évangélique chargé de mission diplomatique secrète !  » s’exclame Marie-Rose Thielemans.

Au moins grâce à Lagrange et à ses interprétations bibliques, la boucherie en cours prend-elle tout son sens. A lire le gourou, l’action d’Edom relève du châtiment que l’Eternel a voulu infliger au monde latin, ce monde du faux prophétisme incarné par la France athée.  » Les théories du protestant Lagrange s’appuient sur la détestation du monde latin représenté à la fois par le catholicisme et la France, qui s’est définitivement écartée de l’Ecriture « , décode l’historienne.Excellente raison pour jouer la carte des Anglo-Saxons, puisqu’ils finiront par avoir le dernier mot.  » La certitude de l’invincibilité de la flotte britannique et la foi dans le destin du peuple-chef, selon la Loi de Brück, restent un leitmotiv. Il fallait s’appuyer coûte que coûte sur la Grande-Bretagne et donc ne jamais se couper de la mer.  »

Ce que Dieu veut, l’armée belge le peut.Le roi applique la consigne aux heures dramatiques de septembre 1914 : c’est la retraite vers l’Yser qu’ordonne Albert, imperméable aux pressions de l’état-major français qui pousse à un repli militaire belge vers la Lys. Marie-Rose Thielemans s’interroge :  » La Loi de Brück n’affirmait-elle pas que la France avait perdu le leadership mondial au profit des Anglo-Saxons ?  » Troublante coïncidence, admet le professeur Sterkendries.  » Le plus beau est que cette théorie abracadabrante et sulfureuse semblait faite sur mesure pour la stratégie belge et correspondre à la réalité des faits : méfiance envers la France, espoir mis lors de chaque crise dans le soutien de l’Angleterre, alliée naturelle de la Belgique. Le fumeux se mêle au rationnel.  » Marie-Rose Thielemans tranche :  » Cette doctrine a pesé sur la politique militaire et étrangère de la Belgique.  » Tout cela à l’insu des ministres du roi en exil au Havre, maintenus hors de portée de toutes ces interprétations bibliques.

Albert Ier serait ainsi tombé dans le panneau, sous l’emprise de l’omniprésent Galet,lui-même d’ailleurs convaincu de son ascendant sur le souverain.  » Je sens que le roi m’échappe et je ne sais à qui il obéit « , se désespère le conseiller, victime d’une disgrâce passagère à l’heure de l’offensive finale de septembre 1918.  » Il est bien difficile d’évaluer les convictions intimes d’un personnage qui de par sa fonction, se doit à la plus grande discrétion, concède Marie-Rose Thielemans. Mais comment le Roi aurait-il pu déclarer officiellement qu’il croyait en la Loi de Brück ?  »

L’historienne aligne les pièces à conviction. C’est à Albert Ier que Charles Lagrange a dédicacé ses Leçons sur la parole de Dieu publiées en 1910 : le professeur s’y réjouit explicitement d’avoir été compris par le souverain. Il existe aussi ce résumé des théories de Brück-Lagrange, écrit de la main du roi. Plus fort encore :  » Albert Ier a fait enseigner la Loi de Brück à ses fils, Léopold et Charles.  »

Léopold III est à son tour séduit par ses préceptes. Le roi Baudouin l’a un jour confirmé à Marie-Rose Thielemans :  » Mon père m’en a souvent parlé. Je ne trouve pas cela très scientifique, mais lui, il y croit.  » Il était difficile d’y échapper, tant l’entourage royal était peuplé d’adeptes de la Loi de Brück : Vital Plas, l’instituteur du futur Léopold III ; le secrétaire du roi, l’historien Jacques Pirenne ; son conseiller militaire personnel, le général Raoul Van Overstraeten. Sans compter l’incontournable Emile Galet, monté en grade dans l’entre-deux-guerres : il inscrit la Loi de Brück au programme de l’Ecole militaire lorsqu’il en prend la tête, et reprend du service auprès de Léopold III lors de la funeste campagne de 1940. Où cette fois, la Loi de Brück et la Bible n’ont pas fait de miracle.

(1) Emile Galet, conseiller militaire du Roi : Journal de campagne 1914-1918, par Marie-Rose Thielemans, Commission royale d’Histoire, 2012.

Par Pierre Havaux

Albert Ier commande sous l’influence de  » millénaristes  » pour qui Dieu n’est pas un Dieu d’Amour mais un Dieu vengeur

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