» La Turquie a perdu la culture de la coexistence « 

 » Je suis une apprentie de la vie.  » Elif Shafak allie une élégance ultraféminine à une plume d’une grande beauté. Au fil des années, elle s’est imposée comme une auteure majeure en Turquie. Ses romans, qui témoignent de la multiplicité de ses racines, explorent la périphérie de l’Histoire à travers les minorités ou les oubliés. Dans L’Architecte du sultan (Flammarion), conte envoûtant à l’apogée de l’Empire ottoman, un jeune garçon et son éléphant blanc nous entraînent sur les pas de Sinan, chargé de bâtir la ville d’Istanbul à l’image glorieuse du sultan. Une épopée qui nous renvoie forcément à la Turquie d’aujourd’hui, à l’autoritarisme présumé du président Erdogan, la progression de l’islamisme, la non-reconnaissance du génocide arménien… Elif Shafak jette des ponts entre Occident et Orient et, aux religions qui divisent, elle préfère le mysticisme qui unit. Elle en discutera à Bruxelles le 28 mai au Palais des Beaux-Arts à la faveur de l’exposition L’Empire du sultan.

Le Vif/L’Express : Votre roman parle d’architecture. Quels ponts souhaitez-vous ériger par le biais des mots ?

Elif Shafak : La magie de l’écriture est de partir d’un nombre fini de lettres, pour parvenir à un nombre infini de phrases, d’histoires et de sens. Elle m’aide à saisir les silences dans la culture ou la société. J’aime donner la parole aux exclus, aux oppressés ou aux sans-voix. Voilà pourquoi les minorités culturelles, sexuelles et ethniques sont très présentes dans mes romans. Les ponts incarnent une métaphore importante, parce que je crois en eux. La littérature peut relier les civilisations et abolir les fossés de notre conscience.

Si l’écriture constitue  » un compas ouvrant de nombreuses portes « , quelles portes ouvre-t-elle en vous ?

La lecture et l’écriture m’ont sauvée de l’isolement et de la folie. Enfant unique, j’étais très solitaire. Les livres m’ont permis de me connecter au monde et aux autres êtres et m’ont aussi aidée à mieux me comprendre. Ecrire représente donc un mouvement intérieur et extérieur. C’est là que je me sens à la maison, dans  » le pays des histoires « , que je peux transporter partout. Mes racines ne se situent pas dans la terre, mais vers le ciel. Ainsi, je crois en un pays et des racines multiples.

Vous avez été éduquée par votre mère et votre grand-mère. Quelle vision vous ont-elles donnée ?

Je suis née à Strasbourg, puis j’ai vécu à Ankara lorsque mes parents ont divorcé. Ma mère n’avait pas de diplômes, puisqu’elle avait quitté l’université pour se marier. Une femme de son statut était censée se remarier. Or, ma grand-mère l’a encouragée à reprendre des études, alors même qu’elle était issue d’un quartier musulman conservateur. Ma mère est devenue diplomate. Voyageant beaucoup, elle se sentait occidentale, laïque et urbaine. Ma grand-mère était, au contraire, traditionnelle et moins éduquée, mais ces deux femmes se soutenaient sans cesse.

En quoi vous sentez-vous une femme et une auteure turques ?

Il m’est difficile de me concevoir ainsi. Les écrivains turcs sont représentatifs d’une société patriarcale, masculine, sexiste et homophobe. Du coup, les femmes écrivains sont traitées autrement. Elles peuvent se cantonner à la poésie, mais le roman demeure l’affaire des hommes. Que ce soit en tant que femme ou qu’auteure, je suis confrontée à une société très sexiste.

Un de vos personnages affirme que  » les femmes ne peuvent pas cacher leurs sentiments parce qu’elles sont faibles ; elles ont de la chance de pouvoir se cacher derrière leur voile « . La condition de la femme a-t-elle fondamentalement changé dans la Turquie d’aujourd’hui ?

En Turquie comme dans beaucoup de pays musulmans, de plus en plus de femmes portent le voile. Il faut en débattre. Pour autant, bannir le foulard ne me paraît pas être la solution. Car cela provoquerait un contrecoup violent. En revanche, il faut favoriser l’émergence des femmes dans l’espace public dominé par les hommes alors que les femmes sont repoussées dans la sphère privée. Peu importe que ce soit avec leur foulard ou avec leur minijupe, l’important est que les femmes pénètrent l’espace public. Trop de politiciens nous disent encore comment nous devons vivre.

Cette tendance s’est-elle amplifiée depuis l’accession au pouvoir du Parti islamiste pour la justice et le développement (AKP) ?

Oui, en particulier Recep Tayyip Erdogan quand il était Premier ministre (NDLR : il est aujourd’hui président, des élections législatives ont lieu le 7 juin prochain). Il a encouragé les femmes à avoir trois enfants. Certains dirigeants ont dit ne pas croire en l’égalité des genres et d’autres ont même recommandé aux femmes de ne pas rire de façon trop expansive en public… Or, quand des leaders politiques véhiculent ce type de message, beaucoup d’hommes turcs, qui les voient comme des modèles, les imitent. Résultat : les violences domestiques ont augmenté depuis dix ans, parmi lesquelles les meurtres à caractère sexuel, dont le nombre a triplé…

Pourtant, les dirigeants de l’AKP sont réélus depuis quelques années…

La Turquie est une société extrêmement polarisée, entre ceux qui éprouvent une véritable dévotion à l’égard du gouvernement et ceux qui lui vouent de la haine. Auparavant, des personnalités parvenaient encore à jeter des ponts. Plus aujourd’hui. Depuis les événements du parc Gezi en 2013 (NDLR : des manifestations contre le projet de destruction d’un parc d’Istanbul au profit d’un centre commercial débouchent sur une vaste contestation de l’autoritarisme présumé du Premier ministre Erdogan), la polarisation s’est encore accrue. Le langage de l’AKP divise. La Turquie a perdu la culture de la coexistence. On peut très bien voter de manière différente tout en partageant des valeurs communes : démocratie, Etat de droit, séparation des pouvoirs, liberté d’expression, liberté de la presse, droits de l’homme, droits de la femme… Cela a disparu. Donc, on se retrouve avec des ghettos à l’intérieur du même pays.

L’adhésion à l’Union européenne peut-elle être une partie de la solution ?

La Turquie a raté une opportunité historique, il y a quelques années, quand il semblait qu’une adhésion était possible. Cela me désole. L’optimisme dominait. L’opinion publique y était favorable. Cette opportunité est passée. Si la Turquie s’éloigne de l’Union européenne, ce ne sera une bonne chose ni pour les Turcs, ni pour l’environnement régional, ni pour l’Union européenne. Qu’est-ce qui est le mieux : une Turquie qui partage les mêmes valeurs que l’Europe ou une Turquie qui s’en éloigne ? La Turquie n’a pas été assez encouragée par certains dirigeants européens à évoluer et les responsables turcs n’ont pas mené les réformes assez rapidement.

L’opportunité vous semble-t-elle définitivement perdue ?

Non. L’attitude des Turcs, qui réagissent souvent de manière très émotionnelle, peut changer. La Turquie a une place importante dans le monde musulman parce qu’elle a la plus longue tradition de laïcité, de sécularisation, de modernité et d’occidentalisation. C’est pourquoi il est crucial qu’elle ne perde pas sa démocratie.

Beaucoup de journalistes ont été arrêtés en Turquie ces dernières années. Pourquoi l’AKP a-t-il si peur de la liberté de presse ?

La liberté de la presse régresse. Beaucoup de journalistes sont soit en prison, soit en attente de procès. Cela vaut aussi pour les caricaturistes. Or, si un pays perd son sens de l’humour, il commence à perdre sa démocratie. Quand on écrit un article, un roman, un poème ou même quand on tweete ou retweete, on s’expose à des problèmes. Etant donné qu’on a intégré cette dimension dans nos esprits, il y a beaucoup d’autocensure. Les mots ne sont pas libres en Turquie.

Pourquoi la ville d’Istanbul constitue-t-elle une source d’inspiration ?

J’entretiens une relation difficile avec  » elle « , que je ne conçois qu’au féminin. Même si je l’aime, je la fuis, avant de réaliser qu’elle me manque. Istanbul demeure inspirante pour les créatifs. Car elle regorge d’histoires, de couleurs et de sons. En écrivant sur Sinan, j’ai réalisé qu’outre un architecte de génie, c’était un grand urbaniste, respectant l’âme de la ville. Aujourd’hui, il verserait des larmes, tant on est focalisé sur l’expansion et non l’histoire d’Istanbul. Il reste néanmoins la beauté de ses oeuvres architecturales, qui vivent plus longtemps que les humains. Mais à l’image de la Turquie, Istanbul incarne une ville, où règne l’amnésie collective. Paris, Londres ou Berlin sont remplis de monuments ou de plaques commémoratives. Entretenir le souvenir, sans rester coincé dans le passé, est la seule façon de bâtir un meilleur avenir.

Vous soutenez qu’Istanbul  » nous fait comprendre que l’Est et l’Ouest ne sont que des concepts imaginaires, qui ne demandent qu’à être ré-imaginés « .

On pense que l’Orient et l’Occident sont complètement distincts ; ce n’est guère le cas. Istanbul représente le lieu parfait pour s’en apercevoir. Au sein de cette cité hybride, on ne sait pas où commencent et où finissent l’Europe et l’Asie. Aussi nos conceptions s’avèrent-elles mentales. Je m’intéresse d’ailleurs aux sous-cultures invisibles. Quand on parle de l’Histoire turque, on n’aborde pas les individus, mais les sultans. Mes romans tendent à donner une autre image, celle des gens ordinaires. Que signifie être Arménien, Juif, prostituée ou homosexuel ? Idem pour les femmes, point mentionnées par l’histoire turque, si ce n’est dans les harems.

Pourquoi est-il si problématique pour la Turquie de reconnaître le génocide arménien de 1915 ?

Beaucoup de gens sont obsédés par les mots. Plus intéressés par eux que par la réalité qu’ils représentent. Je ne veux pas débattre du nombre de tués, des mots ou des concepts ; je veux reconnaître une tragédie humaine massive qui s’est passée au coeur de l’Anatolie en 1915. Il est temps de nous remémorer celle-ci ensemble et de partager notre chagrin.

Quelle place voyez-vous pour les minorités dans le monde musulman quand on observe le sort qu’il leur est réservé en Irak et en Syrie ?

Nous subissons encore au Moyen-Orient les conséquences des interrogations du XIXe siècle sur le nationalisme, l’Etat-nation, la place de la religion… Les minorités sont un baromètre du niveau de la démocratie. En Turquie, les politiciens croient que la démocratie est le  » majoritarisme  » (NDLR : terme anglo-saxon pour définir une forme de dictature de la majorité) : la majorité obtenue dans les urnes leur donnerait la légitimité pour faire ce qu’ils veulent. La démocratie n’est pas le  » majoritarisme « . La démocratie, c’est la coexistence, le pluralisme, la séparation des pouvoirs, les règles de droit… On juge la qualité d’une démocratie au niveau du bien-être de ses minorités, pas de celui de sa majorité. La situation des minorités en Turquie n’est pas bonne. C’est le cas dans la plupart des pays du Moyen-Orient.

Le soufisme vous paraît-il être la meilleure voie pour moderniser l’islam ?

Je m’intéresse beaucoup au soufisme. Cela ne signifie pas pour autant que je sois quelqu’un de religieux. Pour moi, religion et spiritualité sont des choses différentes. Je me méfie des  » religions organisées  » parce qu’elles sont fondées sur la distinction entre un  » nous  » et un  » eux  » et sur l’hypothèse que le  » nous  » est meilleur que le  » eux « . J’aime en revanche les recherches individuelles. Les mysticismes juif, islamique et chrétien partagent cette quête. Si vous rassemblez Ibn Arabi (NDLR : théologien musulman espagnol, 1165-1240), Isaac Louria (rabbin penseur du mysticisme juif, 1534-1572), Thérèse d’Avila (religieuse espagnole, première femme docteur de l’Eglise catholique, 1515-1582) ou Maître Eckhart (théologien et philosophe allemand de l’ordre des dominicains, 1260-1328), vous observerez qu’ils disent exactement la même chose. Les hétérodoxes de toutes les religions sont très proches ; les orthodoxes ne cessent de chercher la confrontation. Le mysticisme nous unit, les religions nous divisent.

Pensez-vous qu’on puisse choisir notre destin ?

On écrit nos histoires, or il y a plein de choses qu’on ne maîtrise pas. Si l’on vient de Turquie, de Libye ou d’Egypte, on n’a pas le luxe d’être seulement un écrivain apolitique. Car en parlant de la vie, il nous est impossible de ne pas nous soucier de ce qui se passe dans le monde. Ayant fait des études de politique, de philosophie et sur le genre féminin, je possède un côté interdisciplinaire, d’autant que tous ces domaines relèvent de la psyché. Ce n’est pas la politique qui m’anime, mais l’art de raconter des histoires. Ma responsabilité d’écrivaine turque est de poser des questions, afin de nous ouvrir au débat.

L’architecte du sultan,Elif Shafak, Flammarion, 462 p.

Rencontre : le jeudi 28 mai à 20 h, à Bozar, dans le cadre de l’exposition L’Empire du Sultan.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy à Paris Photo : Renaud Callebaut pour Le Vif/L’Express

 » Si un pays perd son sens de l’humour, il commence à perdre sa démocratie  »

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