» On se trompe de débat ! « 

Alors que la controverse sur le port du foulard persiste en France, divise la Belgique et promet de belles échauffourées, Vincent de Coorebyter, le directeur général du Crisp, met en garde :  » On se trompe de débat. Ce n’est pas la défense de la laïcité qui peut constituer un argument en faveur de l’interdiction du voile.  » Entretien exclusif

Le Vif/L’Express : Dans le débat actuel, chaque terme est important. A votre avis, faut-il parler de foulard ou de voile ?

Vincent de Coorebyter : Le foulard est un tissu couvrant la nuque et les cheveux, qui laisse le visage très largement découvert. Dans les années 1989 et 1990, alors que le même sujet embrasait la vie politique belge, c’était bien autour du  » foulard  » que se cristallisaient les positions. Aujourd’hui, on s’accorde pour parler de  » voile  » : de plus en plus de jeunes filles portent un tissu qui couvre intégralement le front et le cou, frôle les yeux et le menton, tend à cacher au maximum le visage dont seul l’avant reste libre. Ce glissement du foulard vers le voile est interprété par beaucoup comme le signe d’un glissement de la signification traditionnelle et religieuse du foulard vers une dimension plus sexuelle, sexiste. Il me semble évident que le problème du statut de la femme est posé avec davantage d’acuité aujourd’hui qu’hier. Les jeunes filles subissent des pressions, les familles sont divisées, les positions se raidissent.

Mais, en France comme en Belgique, c’est essentiellement autour de la notion de laïcité que s’articule la polémique…

Effectivement. Et, à partir de ce terme unique,  » laïcité « , les uns et les autres tirent des conclusions très différentes, soit dans le sens de l’interdiction du voile à l’école et dans les administrations publiques, soit dans le sens de la liberté. Cela ne me surprend pas : la nature même de la notion de laïcité est particulièrement mystérieuse. Certains émettent un raisonnement qui peut paraître séduisant : il y aurait une acception française du terme  » laïcité  » – l’idéologie républicaine -, et un sens belge, qui en ferait un synonyme de neutralité. Il serait donc normal que l’on tire des conclusions différentes dans ces deux pays, puisqu’on ne parle pas de la même chose. En apparence, tout cela est vrai : la loi de 1905 sépare clairement, en France, l’Etat et les Eglises. L’Etat français ne salarie ni ne subsidie aucun culte, et l’école publique n’organise pas de cours de religion. La Belgique se différencie sur chacun de ces points : la monarchie ne se dit pas laïque. Nous n’avons pas de loi de séparation entre l’Eglise et l’Etat ; au contraire, il existe de nombreuses relations entre ces deux sphères. La Constitution belge prévoit la reconnaissance et la subsidiation des cultes, et l’école publique organise des cours de religion.

Au-delà des apparences, les différences entre la France et la Belgique ne seraient pas si importantes ?

Elles sont même tout à fait secondaires par rapport à ce qui rapproche ces deux pays. Tout d’abord, la laïcité de l’Etat en France n’a pas le sens qu’on lui prête souvent. La Constitution prévoit, en effet, que  » la France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens « , notamment sans distinction de religion. Et qu' » elle respecte toutes les croyances « . La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat vise seulement à écarter le fait religieux de la sphère publique. Elle ne fait absolument pas la chasse au phénomène religieux. D’ailleurs, au nom de compromis historiques déjà anciens, la France accorde des avantages non négligeables au culte catholique, puisqu’elle met gratuitement les lieux de culte à sa disposition. Ce que lui reproche amèrement l’islam qui, lui, ne bénéficie pas de cette largesse. Si l’Etat français remettait à plat ces privilèges pour en faire bénéficier d’autres cultes, et en particulier l’islam – la deuxième religion du pays, comme en Belgique -, ce serait là un geste politique et symbolique très fort. Et cela permettrait d’éviter que l’islam français soit financièrement dépendant de généreux donateurs tels l’Arabie saoudite…

Pour en revenir à votre question, s’il est vrai que la Belgique reconnaît et finance publiquement certains cultes et cours de religion, les montants dépensés à cet effet sont très modestes par rapport au budget de l’Etat. Et, si l’Etat belge n’est pas officiellement laïque, il fonctionne de manière laïque car c’est une démocratie épurée de toute référence religieuse autre que symbolique. En réalité, la laïcité de l’Etat français est le strict équivalent de la neutralité en Belgique. Dans sa triple définition : liberté des cultes, mêmes droits pour les différents cultes et pour toutes les conceptions philosophiques, obligation de neutralité à l’égard de citoyens que l’Etat s’impose à lui-même. J’insiste sur le fait que les citoyens, eux, n’ont aucune obligation de neutralité, pas plus en France qu’en Belgique.

Mais le système scolaire français n’est-il pas très différent du nôtre ?

En France, l’école laïque est neutre. En Belgique, l’école neutre n’est pas laïque. Ces deux définitions peuvent apparaître, dans un premier temps, comme la preuve éclatante de nos différences. Pourtant, une fois encore, il ne s’agit que de deux façons d’exprimer une même réalité. Chez nous, l’école ne peut pas mener une sorte de laïcité de combat qui écarterait les visions religieuses et imposerait la laïcisation des esprits. En France comme en Belgique, la laïcité est de tradition profondément libérale. C’est d’ailleurs pour cette raison que la France est obligée de faire une loi pour interdire le port du voile à l’école. En l’état actuel du droit français, une telle interdiction n’est pas possible. En vertu de ce même libéralisme (au sens de la philosophie politique), on peut craindre qu’une loi ne visant que les signes religieux ne passe pas la rampe du Conseil d’Etat ou du Conseil constitutionnel, dans l’Hexagone : il s’agit bel et bien d’une rupture par rapport à la pratique du droit français sur la laïcité. C’est sans doute la raison pour laquelle certains membres de la majorité proposent de l’élargir à tous les signes idéologiques et politiques. Mais, dans ce cas, le texte deviendrait une loi de préservation de l’ordre public, ce qui est tout différent d’une offensive à l’encontre d’une religion.

Et chez nous, une loi interdisant le port du foulard et du voile à l’école est-elle envisageable, au regard du droit ?

Les articles 11 et 24 de la Constitution rendent peut-être impossible toute loi d’interdiction du voile. Le premier exclut toute discrimination dans la jouissance des droits et des libertés, et notamment pour les minorités idéologiques et philosophiques. Le second, concernant l’enseignement, multiplie les garanties de liberté religieuse pour les parents et les élèves. Cela dit, la particularité du débat actuel, c’est qu’il met aussi fortement l’accent sur la dimension sexiste du voile. On voit bien, dans les témoignages des personnes concernées, et chez les observateurs, que c’est ce problème-là qui est au centre des préoccupations. Or il est légitime, dans des démocraties avancées, de s’interroger sur les comportements et les pratiques bafouant le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes et bridant les libertés individuelles des femmes et des jeunes filles. C’est même, en Belgique, une obligation constitutionnelle : les articles 10 et 11 bis consacrent formellement l’égalité entre les sexes et l’égal exercice des droits et des libertés. C’est sur cette base-là que l’on peut s’en prendre au voile, au lieu de mener ce qui peut apparaître comme une croisade laïque contre l’islam. Il faut absolument essayer de cerner les enjeux non religieux, les principes les plus importants, qui relèvent des droits de l’homme et de la protection que l’Etat doit accorder à tous les individus.

Sur cette base-là, les moyens juridiques existent…

Bien sûr. En matière d’égalité homme-femme et de la protection des enfants, de nombreux progrès ont été accomplis : le viol conjugal aggrave la faute dans le cadre d’un divorce, il est possible d’intervenir contre les mariages forcés, l’excision, la séquestration des mineures, les enfants sont de plus en plus protégés, etc. Rien n’empêche d’allonger la liste des pratiques considérées comme attentatoires aux libertés fondamentales et d’y inscrire, notamment, dans certaines circonstances, le port du voile. La réponse juridique apportée à ce problème ne serait pas mise en £uvre au nom de la laïcité – la dimension religieuse du voile ne concerne pas l’Etat – mais parce que le voile attente aux droits de l’enfant ou de la femme. Prenons un exemple, autre que le voile : si un médecin travaillant dans un hôpital refuse de traiter convenablement une femme réclamant un avortement sous prétexte que c’est contraire à sa croyance religieuse, ce n’est pas à cause de ces arguments que son comportement est inacceptable. Ce dernier ne peut être toléré de la part de quelqu’un qui travaille dans les services publics, point à la ligne. Le problème qui se pose dans les administrations publiques n’est pas tant le port du voile que l’obligation qui s’impose à tout agent des services publics de traiter tous les citoyens sur un plan d’égalité, de respecter toutes leurs croyances et toutes leurs appartenances. Toute dérogation à ce principe, qu’elle soit légitimée ou non par la religion, est impensable.

Que vous inspire, alors, la proposition de loi déposée, au Sénat, par Anne-Marie Lizin (PS) et Alain Destexhe (MR), visant à interdire tout signe religieux ostensible à l’école ?

Anne-Marie Lizin mène depuis toujours un combat contre le fondamentalisme musulman au nom de l’égalité et des libertés des femmes. Or on ne peut nier le fait que certaines tendances de l’islam apportent une légitimation religieuse à la discrimination sexiste. Mais c’est cette discrimination sexiste qu’un Etat démocratique peut et doit combattre, pas l’approche religieuse. Ce dernier point est du ressort des intellectuels, du débat d’idées. Celui-ci est d’ailleurs nécessaire : dans une démocratie, on doit pouvoir critiquer toutes les convictions, toutes les dérives. Mais cela, ce n’est pas l’affaire de l’Etat. Il est d’autant plus important de ne pas mêler les deux enjeux que la Belgique, avec la France et l’Allemagne, a montré au monde musulman que l’Occident ne soutenait pas unanimement les Etats-Unis dans ce qui peut être interprété comme sa croisade contre l’Islam. Ce dialogue entre les civilisations, délicat à mener dans le contexte géopolitique actuel, doit se construire sur la base de principes intangibles : ceux des libertés religieuses et de la liberté individuelle et de l’égalité.

Comment interdire le voile à l’école, si les jeunes filles affirment le porter librement ?

Je ne pense pas, en effet, que le port du voile puisse être interdit en toute généralité. Poser la question du voile en termes religieux, c’est faire peser sur les élèves une obligation de neutralité qui ne doit concerner que l’école elle-même. En revanche, le respect de l’obligation scolaire, sous toutes ses formes, n’est pas négociable : nous considérons que cette obligation est une condition d’émancipation. L’impact de l’école est encore plus important chez les jeunes filles concernées par le voile, lorsque leur milieu de vie bride cette émancipation. On ne peut transiger avec les règles du jeu, la mixité dans les piscines, la participation à l’ensemble des cours, parce qu’elles relèvent de principes de droit jugés supérieurs et qui n’ont rien à voir avec les questions religieuses. S’il faut interdire le voile, ce ne peut être que pour son sexisme ou sa symbolique discriminatoire. Il faut, alors, assumer cette motivation. Cela dit, on oublie trop souvent que les règles en vigueur à l’école – l’uniformisation des programmes, la neutralité, le respect des croyances – constituent parfois une réelle violence symbolique pour certains individus, parents ou élèves, qui ne se reconnaissent pas du tout dans le contenu des cours et dans certains aspects de l’enseignement. Et cette violence est ressentie comme d’autant plus forte que le rôle émancipateur de l’école n’est pas toujours assuré. La difficulté, notamment avec les jeunes issus de l’immigration, c’est qu’ils ne comprennent pas forcément le sens de l’obligation scolaire : ils ne voient pas en quoi elle leur garantit l’égalité des chances et l’émancipation sociale. Les chiffres leur donnent malheureusement raison : les jeunes d’origine non européenne comptent plus de 30 % de chômeurs…

Entretien : Isabelle Philippon

 » A partir du terme  »laïcité », les uns et les autres tirent des conclusions très différentes dans le débat sur le voile. Cela ne me surprend pas : la nature même de la notion de laïcité est particulièrement mystérieuse  »

 » En réalité, la laïcité de l’Etat français est le strict équivalent de la neutralité en Belgique « 

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