Le combat du siècle

Il y a quarante ans, Kinshasa et le Zaïre sont devenus l’espace d’une nuit le centre du monde. Le 30 octobre 1974, Mohamed Ali et George Foreman se sont affrontés au cours du Rumble in the Jungle, le plus hallucinant barnum sportif du XXe siècle. Hors du ring, Mobutu tirait les ficelles de sa propagande.

La saison des pluies ne s’est pas encore acharnée sur Kinshasa. Bientôt, dans quelques semaines peut-être, des torrents d’eau inonderont, sur un mètre de hauteur, les salles de classes, les chambres où s’entassent les enfants et les pistes de danse où des baffles crachent au bout de la nuit les hits de Zaiko Langa Langa. Mais la capitale du Zaïre et son million et demi de  » citoyens  » – Mobutu a instauré, pour se saluer, l’emploi du mot citoyen(ne) – n’attendent pas seulement la pluie. La ville se charge graduellement d’excitation. On est en septembre 1974 et le grand événement approche.

De l’autre côté de l’océan, à New York, dans les salons de l’hôtel Waldorf Astoria, un homme assis sur une estrade déroule son show devant un parterre de journalistes.  » J’ai roulé ma bosse. Je ne suis plus le petit jeune que vous avez vu il y a dix ans. J’ai eu la mâchoire brisée deux fois. Pour préparer ce combat, j’ai combattu contre un alligator, j’ai catché avec une baleine, j’ai mis des menottes aux éclairs.  » Mohamed Ali empile les métaphores, plus grande gueule et poète à l’improviste que jamais. A sa droite, le promoteur de boxe professionnelle Don King : un type au bagou incroyable. Il manie l’art du superlatif comme personne –  » il ne sait pas dire ? je suis extasié ? sans se sentir obligé d’ajouter ? avec délice ? « , selon Norman Mailer, auteur de The Fight (Le combat du siècle, Folio), ce livre-culte sur la boxe qui raconte  » le combat du siècle « .

 » Une petite fête  »

Ce jour-là, Don King est aux anges. Lui qui, il y a trois ans à peine, croupissait sous les verrous pour homicide involontaire, voit son pari le plus dingue se réaliser. Brillant, beau parleur, King est parvenu à arranger un combat pour la couronne mondiale entre un Mohamed Ali vieillissant et George Foreman, champion du monde en titre au punch dévastateur. Ali a de quoi trembler. Ces derniers temps, il a perdu contre Joe Frazier et Ken Norton. Big George et ses gants de plomb, eux, ont envoyé en trois rounds Norton et Frazier au tapis.

Pour réunir les deux champions, Don King leur a promis un cachet astronomique : 5 millions de dollars par personne. Il ne les a pas. Mais quelque part dans un pays dont il ignore tout, un dictateur est prêt à délier les cordons de la bourse. Après tout, Mobutu sait lire les résultats de l’économie zaïroise. Depuis six ans, la croissance annuelle est 7 %. Pour le président à la toque en léopard,  » il était temps d’organiser une petite fête « , écrit David Van Reybrouck dans Congo, une histoire (Actes Sud).Ironie ultime : Ali a refusé de s’enrôler pour la guerre du Vietnam ( » Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de nègre « ), perdant sa couronne mondiale et sa licence de boxe au passage, mais il va disputer un combat juteux dans un pays qui a largement profité de la hausse du cours du cuivre engendrée par ce conflit.

Sur la route séparant sa résidence personnelle de Nsele jusqu’au coeur de Kinshasa, Mobutu a fait dresser des panneaux vert et jaune. On y lit :  » Un combat entre deux hommes noirs dans une nation noire, organisé par des Noirs et scruté par le monde entier : c’est une victoire pour le mobutisme. « Les meilleurs ouvriers ont été envoyés réfectionner de fond en comble le Stade du 20 mai, un terrain de football.

Didier Elonga, marchand d’un peu tout aujourd’hui, a 14 ans à l’époque. Il habite la commune de Lemba.  » Il y avait un engouement terrible. Le Mouvement populaire pour la révolution (MPR), le parti unique, avait créé une commission Ali-Foreman pour préparer le tout. Des hôtels et des logements ont été construits. On a mis en service des nouveaux bus qui portaient le nom de la commission.  »

Osso bucco et exécutions au hasard

Mobutu, allié des Américains, veut s’offrir un éclatant coup de projecteur sur son pays, notamment pour encourager le commerce. Il sait que le combat sera regardé par 500 millions de téléspectateurs. C’est l’occasion, aussi, de présenter à la face du monde sa politique de retour à l’authenticité. Officiellement, celle-ci est décrite comme une  » prise de conscience du peuple zaïrois  » afin de rechercher les  » valeurs de ses ancêtres « , un moyen d’éloigner l’héritage colonial et de forger une identité nationale.

Le pays, le fleuve et la monnaie ont été renommés Zaïre, les  » citoyens « ont dû abandonner leur prénom chrétien mais Mobutu s’est servi surtout de cette doctrine pour asseoir son pouvoir en mettant en avant la valeur soi-disant  » traditionnelle  » de l’autorité totale du chef. Paradoxalement, cette  » authenticité  » se nourrit de symboles communistes (la tenue officielle abacost –  » à bas le costume  » – s’inspire du col Mao) et le plat préféré de Mobutu est l’osso bucco à la romaine.

Le combat Ali-Foreman n’est que la cerise sur le gâteau de l’attirail idéologique mobutiste. L’artiste congolais Emmanuel Botalatala se souvient de la mobilisation politique autour du combat.  » Les animateurs du MPR avaient afflué vers Kinshasa depuis les provinces. Une brigade de jeunes du parti était chargée, à côté de la garde civile, d’assurer la sécurité. Mobutu avait fait de ce combat un enjeu politique, propagandiste. Le jour J, et même deux jours après, cela devait être des jours de congé payés par l’employeur. On ne pouvait pas boire de la bière avant midi, nous avait-on dit, mais le lendemain du combat, ça allait être la fête.  »

Une vague d’insécurité gagne toutefois Kinshasa. Les chefs de bande bénéficient d’appuis haut placés dans les sphères corrompues du pouvoir. Pour donner une leçon et éviter une humiliation, Mobutu décide, selon Norman Mailer qui couvrait l’événement sur place, d’enfermer trois cents criminels dans les sous-sols du Stade du 20 mai et ordonne qu’on en tue cinquante.  » L’exécution fut faite au hasard, épingle l’écrivain américain dans The Fight.La peur dans la population serait plus profonde ainsi. Les bonnes connexions avec la police sont inutiles dans une situation aussi déstructurée. « Les deux cent cinquante autres sont relâchés et on prétend alors que Kinshasa est devenue la ville la plus sûre du monde.

Ali boma ye !

Le combat – vendu comme le Rumble in the Jungle ( » la baston dans la jungle « ) – doit avoir lieu le 25 septembre. Lorsque Foreman et Ali débarquent à Kinshasa, la population zaïroise a déjà choisi son camp. Big George a commis l’erreur de sortir de l’avion avec un berger allemand. Tous les bookmakers le donnent gagnant, mais son animal évoque aux Zaïrois ceux utilisés par la  » flicaille  » coloniale. A leurs yeux, il n’est qu’un Américain. Pas un Noir. Ali, le musulman qui a refusé de patauger dans le bourbier vietnamien, lui, est des leurs.  » C’est génial de voir un pays géré par des Noirs, répète Ali à la presse. Je suis ici chez moi.  »

Foreman le taciturne reste reclus à l’hôtel InterContinental. A l’entraînement, il se contente de martyriser le sac de frappe,  » avec la confiance d’un homme qui peut abattre un arbre avec un marteau « , note Norman Mailer. Ali, lui, multiplie les conférences de presse officieuses pour asséner sa tactique de combat –  » Je vais danser sur le ring  » – et les footings dans les rues de Kinshasa. Il traîne dans les quartiers, s’aventure là où il n’y a pas d’électricité. La population lui crie  » Ali boma ye !  » ( » Ali, tue-le ! « ).

Barly Baruti, auteur de BD congolais qui vient de sortir Madame Livingstone (Glénat), habite alors à Kisangani, à 1 300 kilomètres de Kinshasa. Il suivra l’affrontement grâce à la radio.  » A l’époque, les Zaïrois considéraient déjà la boxe comme un art noble et nous avions, à Kisangani, un boxeur-héros, un certain Botowamungu. Du haut de mes 15 ans, le combat Foreman-Ali était quelque chose de grandiose. Imaginer un Américain comme Ali qui se réclame Africain et qui vient nous donner de « l’assurance » en clamant très haut la grandeur de l’Afrique : c’était un honneur… J’ai appris bien plus tard qu’Ali avait aussi la motivation des 5 millions de dollars…  »

Le pouvoir de l’âme

En guise de hors-d’oeuvre, un festival organisé par le producteur musical Stewart Levine et le trompettiste sud-africain Hugh Masekela, réunit un line-up impressionnant. Au sommet de celui-ci trône James Brown, le parrain de la soul, qui a fait fureur à Kinshasa deux ans plutôt. Brown partage l’affiche avec BB King, Manu Dibango, Celia Cruz, mais aussi des orchestres légendaires de la rumba congolaise, l’OK Jazz de Franco Luambo et l’Afrisa de Tabu Ley Rochereau.

Levine rêve de faire la promotion de la musique africaine auprès des Américains qui viendront voir le combat.  » Ce fut un échec complet, parce que presque personne – hormis les Zaïrois – n’a vu ce festival « , reconnaîtra-t-il trente-quatre ans plus tard, lors de la sortie du docu Soul Power, qui a extrait le festival Zaïre 74 de l’oubli.

Cause du ratage : une coupure à la périphérie de l’oeil de Big George, infligée par son sparring partner. Le combat est du coup repoussé au 30 octobre. Les touristes échangent leurs billets d’avion. Levine décide que Zaïre 74 se déroulera quand même aux dates prévues. Pour éviter que le Stade du 20 mai ait l’air vide, Mobutu le convainc d’en faire un festival gratuit. Le trou de caisse est abyssal mais la légende est déjà en marche. James Brown hurle qu’il est  » Noir et fier de l’être « , termine son concert torse nu et gagne un peu plus l’adulation des Africains.

Coups de foudre

 » Et la nuit du combat arriva, se remémore Baudry Aluma, ancien catcheur devenu journaliste. Il s’est déroulé à 4 heures car les Américains le regardaient à la télé. J’étais à Bukavu, tout enfant, et on a suivi ça sur les ondes courtes de la radio. On nous disait qu’on faisait de la télévision en couleur à Kinshasa et que c’était du jamais-vu, sauf à Zanzibar. A la radio, le son était souvent inaudible. Chaque famille écoutait sous la surveillance des papas – les postes récepteurs étaient les seuls objets de valeur des familles démunies.  »

Soixante mille personnes se pressent dans le Stade du 20 mai. Mobutu n’apparaît pas. Il regarde le match chez lui. Le Léopard craint peut-être la comparaison avec Ali – ou bien veut-il agir comme Dieu, détaché du cadeau qu’il a fait à ses hommes ?

Au premier round, Ali surprend tout le monde. Il a promis de danser, pour épuiser l’adversaire. Intox. Il se rue sur Big George, balance un direct du gauche, une droite fulgurante. Foreman s’énerve. La machine à broyer des sacs de frappe se met en marche. Le regard d’Ali transpire la peur. Au deuxième round, il s’accule lui-même dans les cordes. Les commentateurs s’alarment.  » Il file droit au suicide ! « Mais le  » Champ’ « n’est pas devenu fou. Il a une tactique, tête abritée derrière ses gants.

Foreman s’épuise à lui marteler le ventre et les bras. Au cinquième round, il est cuit. Au septième, il frappe Ali à la joue et celui-ci lui susurre à l’oreille :  » C’est tout ce que tu as dans les tripes, George ?  » Au huitième, Foreman halète, bouffi et désarçonné. Ali le coince. Un violent crochet du droit sur le crâne et une combinaison de cinq coups abat définitivement Big George.  » C’était la victoire de David contre Goliath, de la tactique contre la force brute, s’enthousiasme l’artiste Botalatala. Ali est définitivement devenu un héros dans l’imaginaire africain.  »

Après le combat, se rappelle Baudry Aluma,  » on a vu des clubs de boxe naître par-ci par-là, comme le Boxing Club Requin, à Bukavu. Durant les vacances, les enfants se fabriquaient des rings et des gants de fortune. On se cotisait pour payer une coupe et organiser des championnats et même nos parents venaient pour applaudir. On rentrait à la maison la figure boursouflée. Aujourd’hui, les terrains ont été spoliés et il n’y a plus d’espace pour d’autre sport que le football.  »

Barly Baruti regrette, lui,  » qu’on n’ait pas profité de ces partenaires américains pour élever le niveau de la boxe congolaise et que la propagande politique ait pris le dessus « . A ses yeux, la jeunesse ne connaît pas assez l’histoire de ce combat historique et son contexte politique.  » Aujourd’hui, l’esprit d’archivage, de conservation du patrimoine historique et de sa transmission à la génération future n’est pas encore bien ancré au Congo.  »

1974, c’est aussi le début des retombées catastrophiques du processus de zaïrianisation de l’économie – la confiscation des commerces et propriétés des étrangers pour les rétrocéder à des membres de son cercle, dont la plupart vont les dilapider en quelques mois. Couplée à la chute des cours du cuivre, la zaïrianisation entraîne le pays dans une crise économique colossale.

A peine le combat terminé, une tempête diluvienne s’abat sur le Stade du 20 mai et engloutit le ring du match. Mohamed Ali ne reviendra plus au Zaïre. La saison des pluies venait enfin de démarrer.

Par Quentin Noirfalisse

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