La vie version Meccano

Les biologistes sont-ils en train de réinventer la Création ? La bactérie au génome artificiel mise au point par une équipe américaine laisse le grand public – et certains scientifiques – dubitatifs.

L’événement date du 20 mai dernier, et paraît pourtant déjà loin. Lors d’une conférence de presse organisée en grande pompe à Washington, le célèbre biologiste et businessman américain Craig Venter annonçait la création de la première forme de vie artificielle. Une bactérie au génome bricolé sur ordinateur. Connu pour son absence de modestie, le pionnier du séquençage du génome humain n’avait pas hésité à présenter alors sa découverte comme  » une avancée philosophique majeure dans l’histoire des espèces [à], une expérience qui va modifier fondamentalement la notion même de la vie « . La nouvelle a fait la Une des médias du monde entier ; on a évoqué Frankenstein, Prométhée et Pandore. Mais, contrairement au clonage de la brebis Dolly, en 1996, qui avait tenu le public en haleine et suscité des débats éthiques interminables, l’avènement du chromosome artificiel ne semble pas avoir marqué les esprits. Plus de deux mois après l’annonce tonitruante, la communauté scientifique reste elle-même partagée sur la portée réelle de la performance.  » Cela n’apporte rien de fondamental du point de vue scientifique « , estime James Collins, professeur de biologie à la Boston University.  » C’est une révolution !  » assure Pierre Tambourin, directeur du Genopole, à Evry. Qui croire alors ?

Car le démiurge Venter avance masqué. L’expérience (voir l’encadré page 56), qui a coûté 40 millions de dollars et mobilisé pendant trois ans une équipe d’une cinquantaine de chercheurs (dont le Prix Nobel Hamilton Smith), a été réalisée par une fondation à but non lucratif, le J. Craig Venter Institute (JCVI), créée par le biologiste américain. Mais celui-ci dispose également d’une société privée, Synthetic Genomics, chargée d’exploiter les 14 brevets sur les procédés mis au point pour fabriquer la cellule artificielle. La technique va ainsi permettre de créer des bactéries spécialement recombinées pour fabriquer des produits chimiques, des plastiques et des biocarburantsà Un accord a déjà été signé, il y a quelques mois, avec le géant du pétrole Exxon. Alors coup de pub ou révolution copernicienne ?

 » Ils ont réussi à transférer un génome entier d’une bactérie à l’autre, c’est une performance indiscutable, mais on est très loin d’avoir réinventé la genèse ! tempère le biologiste français Jean-Claude Ameisen. Ce génome n’était pas nouveau, il s’agit de la copie d’un chromosome naturel, qui s’exprime dans une cellule naturelle. Aujourd’hui, on ne sait pas comment la matière inerte s’organise pour faire apparaître la vie ou pour déclencher la mort.  » Il parle en spécialiste. Jean-Claude Ameisen travaille en effet lui-même sur les processus de suicide cellulaire : ces gènes kamikazes, qui conduisent les cellules à s’autodétruire dans certaines conditions, permettant aux tissus de se régénérer, mais participent aussi au déclenchement des cancersà

Autre explorateur de la frontière entre vie et mort, le généticien Miroslav Radman planche, lui, sur les mécanismes de réparation de l’ADN. Il s’intéresse particulièrement aux  » organismes robustes  » : des spores, des microbes ou de petits animaux qui ont la capacité de résister à des environnements extrêmes en se desséchant complètement, pour ressusciter après de longues périodes lorsque les conditions redeviennent favorables.

 » Le génome artificiel n’est pas une fin en soi « 

Le chercheur a montré comment la bactérie Deinococcus radiodurans peut ainsi résister aux radiations atomiques et à une hibernation de plusieurs dizaines d’années, en reconstituant les morceaux éparpillés de son ADN pour revenir à la vie.  » Le génome artificiel de Venter n’est pas une fin en soi, constate-t-il, c’est un instrument scientifique qui va permettre de reprogrammer plus facilement les organismes qu’on ne le fait avec les méthodes actuelles du génie génétique.  » Le biologiste français imagine ainsi pouvoir hybrider Deinococcus, son increvable microbe, avec une autre cyanobactérie, capable, elle, de réaliser la photosynthèse, c’est-à-dire de créer son énergie à partir du soleil et de l’eau.  » On pourrait obtenir ainsi une chimère à la fois autonome et ultrarésistante, qui pourrait être envoyée sur une planète lointaine, afin d’y ensemencer la vie. Bien sûr, il ne s’agit pour l’instant que d’une curiosité académiqueà  »

Le mystère fondamental de l’existence n’est donc toujours pas résolu – il n’a cessé d’échapper aux savants au fur et à mesure que la science progressait. Jusqu’au xixe siècle, on supposait l’existence d’une  » force vitale « , responsable de l’apparition des levures et des asticots dans la viande avariée. Ce dogme de la génération spontanée tombe avec les découvertes de Pasteur. En 1953, un étudiant américain de 23 ans, Stanley Miller, réussit à faire apparaître des acides aminés, constituants de base des cellules, à partir d’un mélange de méthane, d’ammoniaque et d’eau simulant les ingrédients de la  » soupe primitive  » des océans terrestres à l’époque de la naissance des premiers organismes, voilà 4 milliards d’années. La même année, Crick et Watson découvrent la structure de l’ADN, le support de l’hérédité. Et, depuis une dizaine d’années, le déchiffrage des génomes humains et animaux a focalisé l’attention sur la génétique.

Un nouveau Gutenberg ?

Malgré ces avancées, les savants pataugent toujours. Plusieurs théories sur l’origine du vivant s’affrontent. Celle qui prédomine estime que les premières créatures étaient constituées de chaînes d’acide ribonucléique (ARN). Mais certains astrophysiciens pensent que ces molécules cruciales proviennent de l’espace et ont pu être apportées sur terre par des météorites. Dans ces débats sans fin, même la définition du  » vivant  » reste sujette à discussion. Celle choisie par la Nasa pour chercher la vie dans l’Univers,  » un système autosuffisant capable d’évolution darwinienne « , considère par exemple que la capacité à se reproduire n’est pas suffisante : il faut que l’organisme puisse changer pour s’adapter à son environnement.

Les chercheurs du JCVI n’ont pas réinventé la Création, donc, mais leur découverte n’est pas pour autant anodine.  » La rhétorique publicitaire avec laquelle elle a été présentée a peut-être masqué les vrais enjeux « , estime pour sa part Philippe Marlière, ancien généticien de l’institut Pasteur, entrepreneur en biotechnologies. Toutes proportions gardées, ce dernier compare Craig Venter à un nouveau Gutenberg, qui ne travaillerait pas avec du plomb mais avec des gènes :  » Son système est un équivalent biologique de la presse à imprimer. Il a montré que l’on pouvait copier un génome dans sa totalité sur un ordinateur, l’éditer comme sur un traitement de texte, le retranscrire sous forme chimique et le faire fonctionner dans une cellule. Cette technologie va permettre de concevoir des organismes entiers, de tester une à une leurs fonctions biologiques, de les faire évoluer artificiellement beaucoup plus vite. Jusque-là, les biotechnologies s’intéressaient essentiellement à la médecine et à l’agroalimentaire. Désormais, elles vont bouleverser la chimie, le textile, les plastiques et l’énergie. Ce n’est peut-être pas une révolution scientifique, mais c’est une révolution industrielle. « 

 » Le problème, c’est que la biologie synthétique permet de faire des choses que l’on ne comprend pas, reprend Jean-Claude Ameisen : on recrée des modèles vivants sans savoir ce qu’est la vie, tout comme les spécialistes des nanotechnologies manipulent la matière sans connaître ses propriétés fondamentales. La technologie domine la science, c’est cela qui est inquiétant.  » Pat Mooney, le directeur du ETC Group, une association de scientifiques  » engagés  » basée à Toronto, dénonce cette  » ingénierie génétique extrême  » tournée vers le profit, qui pourrait servir à fabriquer de redoutables armes biologiques. En 2002, une équipe dirigée par Eckard Wimmer est ainsi parvenue à recréer pour la première fois un virus, celui de la polio, sans avoir la souche, à partir de son génome enregistré sur ordinateurà

Jusqu’où peuvent aller les démiurges en blouse blanche ? Quand des journalistes lui ont demandé s’il n’avait pas l’impression de jouer à Dieu, Hamilton Smith, membre de l’équipe de chercheurs du JCVI, a simplement répondu :  » Nous ne jouons pas.

Gilbert Charles

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