Destins de femmes

Jean S. , par Alain Absire. Fayard, 584 p.

Chers disparus, par Claude Pujade-Renaud. Actes Sud, 329 p.

Parler des morts, c’est les faire revivre, mais c’est aussi tenter de répondre avec équité à la question qu’ils posent aux vivants du fond de leur silence. Réponse plus délicate encore lorsqu’il s’agit de personnalités que leur notoriété a figées dans le mensonge des clichés. Il y faut û fût-ce sous une forme romanesque û cette sorte de médiumnité de l’écrivain intègre qui conjugue empathie et volonté d’explorer tout le champ du connaissable. Quand s’y ajoute le talent d’écrivains aussi considérables et aussi sensibles que Claude Pujade-Renaud et Alain Absire, les morts retrouvent un regard qui croise le nôtre, et le verbe à nouveau les fait chair. Alain Absire, qui a connu Jean Seberg à la fin de sa courte vie, lui consacre une £uvre qui procède à la fois d’un travail de recherche titanesque et d’une créativité nourrie par la profonde intelligence û cette empathie toujours présente û du drame personnel de cette jeune actrice américaine, figure emblématique de la Nouvelle Vague, dont la foi en la vie n’a pas été payée de retour. On suit les pas de la petite provinciale du Middle West, depuis l’officine paternelle où elle entretient un double rêve : devenir une vraie star comme Brando ou Marilyn et construire un monde plus juste dans un pays où il faut être blanc pour vivre dignement. Puis c’est le miracle : le choix d’Otto Preminger qui, parmi 18 000 candidates, confie à cette inconnue le rôle de Jeanne d’Arc. C’est le début d’une carrière marquée par de nombreux succès (comme le mythique A bout de souffle, avec Belmondo), mais aussi par une avalanche d’échecs sentimentaux, de brèves amours, de liaisons mortifères (dont celle avec un dirigeant des Blacks Panthers qui lui vaudra une persécution crapuleuse de la part du FBI) au fil de trois mariages (le deuxième avec un Romain Gary partagé entre la générosité d’un amour vrai et l’égocentrisme de l’écrivain soucieux de son £uvre et de sa réputation). Désespérée par une dernière liaison, ravagée par l’alcool et les drogues, elle succombe à un cocktail mortel en août 1979, dans des conditions qui restent peu claires. On passerait à côté du livre d’Absire si l’on n’y voyait qu’une simple biographie û si fouillée et scrupuleuse soit-elle û, alors qu’il s’agit bien d’un roman magistral. Un roman où l’auteur s’investit en profondeur dans toutes les contradictions de cette personnalité à la fois si forte et si fragile, si généreuse et si narcissique, si passionnée et si inconstante, au point d’en recréer les pensées et les débats intimes, fondés toutefois sur des éléments bien tangibles. Comme ces notes et ces poèmes souvent déchirants û Jean Seberg, admiratrice et s£ur de c£ur d’Emily Dickinson, nourrissait aussi une passion pour l’écriture û ou encore de nombreux documents signifiants (lettres, interviews, scènes de tournage, etc.). On sort de ce livre avec le sentiment mélancolique qu’on aurait peut-être su, soi-même, aimer mieux cette étoile filante naufragée dans un énorme gâchis, et avec l’amertume qu’inspirent la beauté, le talent et la richesse intérieure en butte à l’incompréhension, à l’hostilité ou à la vilenie.

Avec Chers disparus, la romancière et nouvelliste Claude Pujade-Renaud mène un double jeu en évoquant cinq grandes figures littéraires à travers le regard de leurs épouses. Cette superbe évocation romanesque est surtout l’occasion de donner la parole et de rendre justice à ces compagnes souvent malmenées par une postérité prompte à les juger abusives, étouffantes ou castratrices. Et de rétablir aussi la réalité d’un rapport affectif largement éludé ou gauchi par les gloses. On entre ainsi, au gré de textes sans fard, dans l’intimité de leurs couples. Celui de Jules Michelet et d’Athénaïs, seconde et jeune épouse du grand homme (dont elle entretient fidèlement la gloire posthume), qui concédait bravement son corps û verrouillé dans la frigidité et la constipation û aux désirs sexuels et aux émerveillements scatologiques de son mari. Et voici Robert Louis Stevenson et Fanny, cette femme minuscule, aussi débordante d’énergie pour affronter la vie à Samoa que pour veiller sur la santé précaire de Tusitala, nom donné par les indigènes à celui que Marcel Schwob (merveilleux écrivain ressuscité à son tour par la voix de sa femme, l’actrice Marguerite Moreno) admirait tant qu’il effectua le voyage de Samoa où reposait déjà l’auteur de L’Ile au trésor. Pèlerinage qu’accomplira un autre couple d’admirateurs, Jack London et sa femme Charmian qui sut, elle aussi, partager la vie aventureuse (notamment à bord du voilier Snark) d’un mari de plus en plus happé par l’alcoolisme. Quant à Marie,  » l’épouse obscure  » de Jules Renard (ami puis détracteur de Schwob), elle évoque cet éternel orphelin de Mme Lepic, contempteur impénitent et magistral, aussi redoutable qu’assoiffé de reconnaissance. Marie, Athénaïs, Fanny… Trois de ces femmes ainsi immergées dans leurs souvenirs, à qui l’on a vivement reproché d’avoir censuré ou même détruit certains passages du journal de leur mari, jugés offensants pour autrui, pour elles ou pour lui-même. Avaient-elles ou non ce droit ? Pour qui et pourquoi écrit-on un journal ? Il n’y a pas de juste réponse à cette double question. Il reste que Claude Pujade-Renaud donne à toutes ces voix attentivement écoutées û sans concessions ni complaisances  » sororales  » û une résonance dont la profonde humanité estompe l’urgence des verdicts universitaires.

Jean S.

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