Les irréprochables

(1) Devenir anorexique, Une approche sociologique, éditions La Découverte, 350 pages.

Anorexie : terme médical qui désigne une diminution d’appétit, explique Le Petit Robert. C’est fort peu dire pour définir cette maladie ravageuse qui frappe surtout les adolescentes. Ceux qui l’ont approchée savent bien, en effet, que le rapport à la nourriture par lequel, entre autres, elle s’extériorise, n’est qu’un des symptômes de cette pathologie. Certes, l’amaigrissement, voire l’émaciation auxquels ce jeûne donne lieu sont souvent dramatiques. Mais cette maîtrise tyrannique et obstinée de la nutrition reflète une prise en main générale qui témoigne d’une entreprise de transformation globale de soi. La médecine, d’ailleurs, ne s’y trompe pas : loin de n’agir que sur les abstinences alimentaires de l’anorexique, elle s’attache à travailler en profondeur son mental par des psychothérapies individuelles ou collectives.

Ce faisant, le traitement des anorexiques s’apparente à celui des toxicomanes et des alcooliques. Or, comme on le sait, ces deux affections entretiennent des liens robustes avec l’environnement social. En serait-il de même de l’anorexie mentale ? Serait-elle une sorte de maladie de civilisation liée à certaines caractéristiques sociales susceptibles de surgir ou de disparaître au fil du temps ? L’anorexie a, en tout cas, une histoire. Elle se manifeste à la fin du xixe siècle en France et en Angleterre pour s’effacer au début du siècle dernier avant de renaître à partir des années 1960. Or, à chacune de ces époques, on relève, dans ces pays, des évolutions en rapport étroit avec l’anorexie : la perception culturelle de la santé des femmes, l’approche médicale de leurs maladies dites spécifiques, les habitudes alimentaires des classes sociales, les critères physiques de la beauté féminine, etc.

Ceux qui, instruits de ces corrélations, liront le livre de la sociologue Muriel Darmon (1) y chercheront cependant en vain une mise en cause militante de la dictature contemporaine de la minceur ou une critique acide des représentations médiatiques actuelles du corps féminin. Au travers d’entretiens avec des malades, l’auteur ambitionne plutôt d’y découvrir ce qui se passe, ici et maintenant, pendant le trouble. Qui sont-elles ? Que font-elles ? Pourquoi le font-elles ? A la lumière de cette exploration prenante û mais assez aride pour un lecteur peu familiarisé avec ce genre de littérature û, l’anorexie apparaît comme un véritable travail. Un travail qui requiert des dispositions spécifiques et s’organise en différentes phases composant une authentique carrière, depuis l’engagement dans un régime jusqu’aux effets de l’hospitalisation.

En résumé, cette violente métamorphose corporelle et culturelle constituerait une sorte de socialisation secondaire. Une voie singulière d’insertion dans le monde, laquelle s’opère en solitaire, sans le secours d’une institution, mais sous l’emprise d’une force totalitaire. Cette force, l’anorexique la crée de toutes pièces et la mobilise contre elle-même, mais à partir de normes ou d’injonctions diffuses qui font aujourd’hui, de la modification corporelle, un objectif à la fois possible et souhaitable. Selon Muriel Darmon, sont surtout réceptives à cette idée de malléabilité du corps les jeunes filles, certes, mais surtout celles qui font partie de la classe moyenne. Le caractère intermédiaire de cette strate sociale, suggère-t-elle, induit le sentiment d’occuper une place illégitime. D’où un manque d’assurance que certaines compensent par un comportement perfectionniste et ascétique destiné moins à se rendre irréprochables, qu’à s’affranchir du jugement d’autrui. Etrange.

Jean sloover

Les cas d’anorexie mentale se multiplient. Surtout dans les milieux aisés….

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