L’Espagne au bord de la crise de nerfs

Longtemps donné en exemple, le modèle économique n’a pas survécu à l’explosion de la bulle immobilière. Confronté à de graves difficultés sociales, avec 1 jeune sur 2 sans emploi, le pays essaie de se réinventer dans la douleur. Reportage à Madrid.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

Dans la calle de Alcala, noire de monde, la foule compacte attend sagement le passage du cortège des hommes en cagoule violette, qui portent le Christ sur leurs épaules. En ce vendredi Saint, les Madrilènes sont venus en nombre, malgré la grisaille, pour suivre la procession de l’imposant Jésus-Christ de Nazareth, tout d’or et de pourpre vêtu. En ce long week-end de Semana Santa, qui les voit habituellement déserter la ville pour aller s’aérer à la campagne, les trois quarts des habitants de la capitale sont restés. La crise est passée par là. Le moral des Madrilènes a plongé à mesure que leur budget s’étiolait et que le chômage s’envolait au-delà des 4 millions, le niveau le plus élevé d’Europe (voir le graphique). Le rêve espagnol, en grande partie fondé sur une immense bulle immobilière, a viré au cauchemar. Comble de l’humiliation, le pays se voit aujourd’hui sermonné par les dirigeants européens – à commencer par Nicolas Sarkozy – qui considèrent Madrid comme l’exemple à ne surtout pas suivre.

Sur la route de l’exil, comme leurs grands-parents

Certains prient, d’autres – parfois les mêmes – manifestent. La semaine précédente, ils étaient des milliers dans la rue pour protester contre les coupes budgétaires prévues par le gouvernement Rajoy (lire en p. 40), les plus violentes depuis la fin de la dictature. Les plus remontés sont les jeunes, qui n’ont guère profité de l’euphorie du début des années 2000 – la croissance espagnole était alors enviée par une grande partie de l’Europe – mais subissent aujourd’hui de plein fouet les restrictions. A l’image de Rafael Aníbal, 28 ans, bouillant jeune homme rencontré dans un bar du quartier étudiant de la Moncloa. Lui a accompli un parcours scolaire sans faute, poussé par ses parents, eux-mêmes professeurs, à cumuler diplômes et expériences. Après avoir effectué une partie de sa scolarité à Boston, il est parti dans une université irlandaise, puis est revenu au pays pour suivre un master en médias. Coût total pour lui et sa famille : 15 000 euros. Après plusieurs mois de recherche, il est obligé de se rabattre sur un emploi précaire dans une chaîne de télévision privée.  » J’étais payé 1 200 euros net, raconte-t-il. Ils pouvaient se débarrasser de moi quand ils le voulaient.  » Au bout d’un an, c’est effectivement ce qui s’est produit. Depuis, il n’a plus rien retrouvé, si ce n’est des minijobs payés 700 euros.  » C’est un secteur où il n’y a plus le moindre boulot véritable qui se crée « , constate-t-il, amer. Beaucoup de ses amis connaissent des sorts semblables : surdiplômés, ils ne trouvent aucun emploi correspondant de près ou de loin à leurs compétences. A l’image de cette diplômée en psychologie qui démarche les hôpitaux pour vendre du matériel médical. Ou de ce spécialiste du marketing contraint de faire l’agent d’accueil dans des congrès d’entreprises.

Tirant les leçons de ce marché qui leur est presque totalement fermé (la moitié des 18-35 ans sont au chômage), beaucoup ont décidé, comme parfois leurs grands-parents, de prendre le chemin de l’exil. A cette différence près qu’eux sont bardés de diplômes. Ainsi Paco : ce chimiste, faute de trouver un emploi décent dans sa branche, est parti à Paris pour faire le serveur. Un job pour lequel il gagne davantage que ce qu’on lui proposait en Espagne dans son secteurà

Pour illustrer ce phénomène, Rafael a décidé d’ouvrir un blog (www.pepasypepes.blogspot.fr) qui recueille les expériences de cette nouvelle génération d’émigrés.  » Après que mon blog a été mentionné dans El Pais, j’ai reçu des centaines de mails de personnes me racontant leur expérience « , explique-t-il. Des réponses venues de tous les pays du monde, de restaurateurs à Hongkong, d’économistes au Costa Rica, d’agents d’escale en Suisseà Certains ont choisi la France, proche culturellement, mais beaucoup ont préféré l’Allemagne, pour l’heure l’économie la plus en forme du Vieux Continent.

Les nimileuristas ont renoncé à un salaire à quatre chiffres

Aux mileuristas, ces jeunes qui peinaient pour atteindre péniblement 1 000 euros par mois, ont succédé avec l’aggravation de la crise les  » nimileuristas « , qui, eux, savent déjà qu’ils ne parviendront jamais à toucher un salaire à quatre chiffres. La génération désenchantée a laissé la place à la génération perdue. Et l’incrédulité, cédé le pas à la colère, dont témoignent les milliers d' » indignés  » qui se sont rassemblés, au printemps dernier, sur la Puerta del Sol.  » Quand je pense à notre situation, je ressens beaucoup d’inquiétude, de tristesse et de rage, lance Rafael. Nous sommes le seul pays en Europe où la jeunesse a été ainsi sacrifiée, sans que cela ait l’air de beaucoup gêner nos politiques.  »

Mais les 18-35 ans ne sont pas les seules victimes du brutal retour sur terre espagnol. C’est toute l’économie qui s’est soudainement arrêtée, comme fauchée en plein vol. Carlos, petit patron d’une entreprise fabriquant parquets et escaliers pour maisons, peut en témoigner.  » Ma clientèle est composée de classes moyennes et supérieures, explique ce quinquagénaire affable, attablé au Café Comercial, dans le quartier de Bilbao. Avec la crise, j’ai perdu 70 % de mon chiffre d’affaires en quelques mois.  » Il a dû réorganiser entièrement son entreprise.  » Aujourd’hui, ajoute-t-il, je sous-traite la quasi-totalité en Pologne, en Hongrie et en Chine, et cela me revient 40 % moins cher.  » En conséquence, il a dû licencier 24 de ses 35 employés. Lui-même a divisé par deux son salaire. La crise a aussi eu raison du couple qu’il formait avec Susana, avec laquelle il a eu deux enfants, aujourd’hui âgés de 22 et 25 ans. Ils sont séparés depuis 2010, mais vivent toujours ensemble. Elle n’a pas les moyens d’acheter ou de louer un autre logement ! Au contraire, comme beaucoup d’Espagnols rattrapés par la crise, elle est contrainte de louer une partie de la grande maison qu’ils ont achetée en commun. Diplômée en ingénierie forestière, Susana est demeurée longtemps au chômage, après avoir élevé ses enfants. Elle a aujourd’hui retrouvé un travail à temps partiel de jardinière pour le compte de la Région.  » Normalement, je ne l’aurais même jamais obtenu, témoigne-t-elle, mais ils sont obligés de prendre un quota de femmes et de quinquagénaires pour toucher les subventions de l’Union européenne.  » Au total, elle gagne un peu plus de 1 300 euros, qui lui permettent de vivre chichement.  » Tout le monde, ou presque, expérimente la nécessité d’abandonner l’accessoire pour préserver l’essentiel, soupire-t-elle. Manger, se vêtir, et continuer malgré tout à sortir avec ses amis pour garder le moral.  »

Le soir venu, les rues et les bars du centre sont aussi bondés qu’aux beaux jours de la Movida. L’orchestre joue toujours, mais le c£ur n’y est plus.  » Avant, les mots « maison » ou « appartement » revenaient à peu près tous les dix mots dans les conversations, rappelle le Madrilène Miguel Angel Martin, 35 ans, diplômé de philosophie, qui, faute d’emploi, a dû partir dans le Sud pour travailler comme agent de sécurité dans un parc d’attractions. Maintenant, c’est le mot « crise ».  » Autre temps, autre obsession.

 » Nous vivons une dépression collective « 

Pourtant, les Espagnols ne vivent globalement pas plus mal qu’il y a une vingtaine d’années.  » La différence, c’est qu’aujourd’hui nous sommes criblés de dettes « , grince Carlos. Surtout, le décalage entre les aspirations – celle de faire partie d’un pays dynamique et innovant – et la réalité est vécu douloureusement. La chute a été si rapide que les esprits n’ont pas eu le temps de s’adapter.  » Nous vivons une dépression collective, soupire Susana. Il va nous falloir du temps pour nous remettre. « 

Dans un pays où l’optimisme est pourtant une seconde nature, tout le monde, ou presque, a désormais conscience que le bout du tunnel est encore loin.  » A un moment donné, certains ont cru que c’était la faute des politiques – d’Aznar, s’ils étaient de gauche ; de Zapatero, s’ils étaient de droite – et que cela allait s’améliorer en changeant de gouvernement, analyse Miguel. Maintenant, ils voient bien que ce n’est pas si simple.

Mais comment en sortir ? A l’heure actuelle, il n’est guère de secteur susceptible de tenir lieu de relais de croissance à la construction, totalement encalminée. Certains économistes misent sur la proximité culturelle avec l’Amérique du Sud : les grandes entreprises espagnoles pourraient exporter massivement vers ce continent en forte croissance. D’autres parient sur les secteurs du tourisme et du luxe, à destination en particulier des riches, Russes, Chinois ou encore Brésiliens. Après la brique, les Brics ? Beaucoup craignent que ne se mette ainsi en place une société duale, où il ne se créerait plus que des petits boulots de services (serveurs, vendeurs, femmes de chambreà), destinés à répondre aux besoins des nouveaux riches des pays émergents et des quelques autochtones fortunés. Bien loin des rêves d’ascension sociale de la classe moyenne ibérique. Bien loin, aussi, des rêves de grandeur que caressait, il y a quelques années à peine, le pays tout entier.

B. M.-S.

REPORTAGE PHOTO : PABLO BLAZQUEZ POUR LE VIF/L’EXPRESS

Les rues et les bars sont aussi bondés qu’à l’époque de la Movidaà mais le c£ur

n’y est plus

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