Affaire Belliraj : un polar sans fin

Saura-t-on jamais qui a tué le Dr Wybran et Abdullah Al Adhal, le directeur de la grande mosquée de Bruxelles ? L’affaire Belliraj reste un mystère que le parquet fédéral voudrait escamoter par un non-lieu.

Ce 10 décembre, en chambre du conseil de Bruxelles, le parquet fédéral devrait requérir un non-lieu dans l’affaire Belliraj, six ans après les aveux d’Abdelkader Belliraj au Maroc. Arrêté en 2008 par la police marocaine, dans le cadre d’une enquête sur des opposants islamistes, le Belgo-Marocain avait donné une explication détaillée et très plausible de six crimes à caractère politique commis par lui et sa cellule terroriste, à Bruxelles, à la fin des années 1980. En 2010, il a été condamné à la prison à perpétuité pour complot terroriste au Maroc et pour les assassinats « belges » dont il a, par la suite, nié être l’auteur. Une partie de la famille Belliraj vit en Belgique. Elle est convaincue que ses aveux lui ont été extorqués sous la torture. Son avocat, Me Vincent Leurquin, n’a jamais pu lui rendre visite en prison.

Après avoir analysé les deux rangées de cartons (24 000 pièces) résultant de l’enquête des juges d’instruction Daniel Fransen et Berta Bernardo-Mendez, le parquet fédéral considère qu’il n’y a pas de « charges suffisantes » à l’encontre de Belliraj et de ses complices présumés, désignés sous X. Or la justice marocaine s’est appuyée sur certains éléments du dossier belge pour établir la culpabilité de Belliraj. A moins de se faire tacler par la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme, le parquet fédéral, lui, ne peut pas se baser sur des aveux possiblement obtenus sous la torture. Il aurait déjà commis une faute en envoyant des enquêteurs interroger le suspect détenu dans des conditions peu nettes. L’imbroglio est total.

La fin de l’affaire Belliraj s’annonce aussi piteusement qu’elle a débuté, sur fond de guerre des services entre la police fédérale et la Sûreté de l’Etat, dont un informateur précieux, Belliraj en l’occurrence, avait été « grillé » avec le secours des services secrets marocains. Outre la famille Belliraj, une autre partie ne se résigne pas à un classement sans suite et sans gloire : Emma Sosnowski, la veuve du Dr Joseph Wybran, l’une des victimes présumées de Belliraj. Son frère, Maurice Sosnowski, occupe aujourd’hui la fonction de président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) qui était celle de Jo Wybran lorsqu’il a été abattu sur un parking désert de l’hôpital Erasme, à Anderlecht, le soir du 3 octobre 1989. Le CCOJB vient de se constituer partie civile. « En tant que parent de la victime et en tant que Juif, je ne peux pas accepter un classement sans suite, c’est indécent », déclare Maurice Sosnowski. Pour l’avocate de la veuve du Dr Wybran et du CCOJB, Me Michèle Hirsch, le parquet fédéral « veut enterrer une affaire qui a secoué l’Etat belge au mépris du droit des victimes ». A l’exception de sa cliente, constituée partie civile, aucune autre famille des victimes potentielles de Belliraj n’a été informée de la tenue de la chambre du conseil du 10 décembre, qui pourrait être remise.

Des années de sang

Retour vers un passé pas si lointain, les années 1980, rythmées par un terrorisme international aux contours imprécis. L’assassinat, en mars 1989, du directeur de la grande mosquée de Bruxelles, le Saoudien Abdullah Al Adhal, et de son secrétaire, le Tunisien Salem Bahri, puis, l’exécution d’un homme à tout faire de l’ambassade d’Arabie saoudite, l’Egyptien Samir Gahelrasoul, en juin 1989, avaient choqué et inquiété. On était alors en pleine affaire Rushdie. La communauté musulmane était divisée sur la fatwa de l’imam Khomeyni, condamnant à mort l’auteur des Versets sataniques. Tous les regards étaient braqués sur la grande mosquée de Bruxelles, qui avait adopté une ligne modérée en la matière. Cela n’était pas du goût des « intégristes », fascinés par la révolution chiite iranienne. Arrivé en Belgique à l’âge de 14 ans, le Marocain Abdelkader Belliraj appartenait à cette mouvance. En 1986 et 1988, il avait été « filé » par la Sûreté de l’Etat. Il sera encore surveillé en 1990, 1993 et 1999, avant d’être agréé comme informateur rémunéré, après une naturalisation acquise étonnamment vite, en 2000.

Six mois après le double meurtre de la grande mosquée, le Dr Joseph Wybran, président du CCOJB et chef du service d’immunologie de l’ULB, est tué par balle, alors qu’il s’apprêtait à reprendre sa voiture, à la fin de sa journée à l’hôpital Erasme. L’émotion est intense car l’homme ne ménageait pas ses efforts pour la paix au Proche-Orient et le dialogue interreligieux. Environ 5 000 personnes assistent à ses funérailles, dont Melchior Wathelet (PSC), Jean Gol (PRL), Mark Eyskens (CVP), Philippe Moureaux (PS), le cardinal Godfried Danneels…

Néanmoins, le mystère de sa mort restera entier, comme celui des proches de l’Arabie saoudite. Ces quatre assassinats « politiques » ont été commis avec une arme de calibre identique (un pistolet 7,65) et des balles de marque Sellier & Bellot, d’usage plutôt courant. Un expert établit que le double crime de la grande mosquée et celui de l’homme à tout faire de l’ambassade d’Arabie saoudite ont été perpétrés par la même arme. Surtout, les quatre attentats sont revendiqués par une mystérieuse organisation, Jund al-Haqq (les soldats de la justice), au nom de la cause palestinienne et du djihad. Le groupe Abou Nidal (dissidence sanguinaire de l’OLP) s’était déjà manifesté sous ce nom après les enlèvements de la famille Houtekins (1985) et du Dr Jan Cools (1988) au Liban, ainsi que par des attentats anti-juifs et anti-saoudiens aux quatre coins du monde. Les quatre crimes formaient visiblement une même entité, même s’il apparut rapidement que le jeune homme de l’ambassade d’Arabie saoudite, âgé de 24 ans, avait été abattu à la place d’une autre personne, témoin des faits, qui prévint l’ambassade mais ne se dévoila jamais. Les enquêtes furent parsemées de fausses pistes, d’occasions manquées et d’impasses diplomatiques. Elles n’aboutirent à rien.

Quelques jours après l’assassinat du Dr Wybran, un témoin anonyme se manifeste. Il croit avoir reconnu à la télévision, lors du reportage des funérailles, une des trois personnes dont il avait relevé la présence, les 28 et 29 septembre, dans les parages de l’hôpital Erasme. Le portrait-robot de l’ « homme à la barbe » ne sera cependant présenté qu’à la veuve du Dr Wybran. Il ressemblait étonnamment à Belliraj, lequel déclara aux policiers marocains, en 2008, sans connaître l’existence de ce portrait-robot, qu’il avait fait des repérages avant l’attentat et qu’il s’était mêlé à la foule assistant à l’enterrement du Dr Wybran. En 1991, lorsque le nom de Belliraj apparaît pour la première fois dans l’enquête sur les crimes de la grande mosquée, un procès-verbal rassemble alors tous les dossiers judiciaires dans lesquels son nom a été cité depuis 1986. Une perquisition est ordonnée à son domicile de Molenbeek. Des armes, des faux papiers et de la littérature extrémiste y sont trouvés.
En 1989, personne n’a fait le rapprochement entre ces actes manifestement terroristes et deux crimes crapuleux commis en juillet et août 1988, un an plus tôt, donc, sur la personne de l’herboriste bruxellois Raoul Schouppe, 65 ans, et sur celle de Marcel Bille, 53 ans, connu dans les milieux homos de la capitale. Personne, par après, ne l’a fait, hormis Belliraj, de sa geôle marocaine. « Dans ses aveux rétractés, il donne des détails que seul un témoin direct de ces événements pouvait connaître et qui ne sont jamais parus dans la presse de l’époque, indique Michèle Hirsch. Il décrit ainsi s’être présenté au magasin de Raoul Schouppe et l’avoir saisi par l’ouverture du guichet que Schouppe s’était fait construire pour se protéger des agressions. Belliraj seul pouvait connaître ce détail et le morceau d’ambre qu’il avait demandé au commerçant et que l’on a retrouvé en perquisition. C’est moi qui ai rouvert pour la première fois ce vieux dossier couvert de poussière. Invente-t-on des détails pareils ? Pour Marcel Bille, qui a été tué à Braine-le-Château alors qu’il était encore assis dans sa voiture, les traces relevées au sol par les enquêteurs correspondent au modus operandi décrit par Belliraj, qui l’aurait poussé dehors. » Les déclarations de Belliraj contiennent toutefois des inexactitudes. Il ne se souvient pas des noms de Schouppe et de Bille et il parle systématiquement de pistolet GP 9 mm, alors que les enquêtes ont démontré que, dans les six cas, les victimes avaient été abattues à bout portant à l’aide d’un pistolet 7, 65.
Abdelkader Belliraj raconte, dans ses aveux rétractés, comment il a recruté ses complices dans le milieu des étudiants marocains, comment il a constitué une cellule terroriste de cinq personnes et comment il s’est mis au service du groupe Abou Nidal, après avoir suivi un entraînement au Liban et beaucoup voyagé, en Iran et dans le monde arabe. La mission assignée par le groupe Abou Nidal : tuer des Juifs et des représentants de l’Arabie saoudite pour obtenir de l’argent de ce pays. Raoul Schouppe et Marcel Bille n’ont pas été choisis au hasard : le premier était présumé être un « Juif marocain » dans le quartier du Midi, où habitait Belliraj, et le second, « d’origine juive », toujours selon Belliraj, avait la réputation d’acheter les faveurs sexuelles de jeunes Marocains. Belliraj les aurait abattus d’une balle dans la tête, à moins d’un mètre. Il aurait ensuite organisé les autres attentats, payés 500 dollars chacun, et joué un rôle concret dans leur exécution : achat des armes, guet, transport des tueurs, élimination des armes et information de son « contact », un Palestinien du groupe Abou Nidal installé en Algérie, qui envoyait ensuite un communiqué de revendication.

Deal avec l’Etat belge ?

La série noire s’arrêta au bout de six morts, mais Abdelkader Belliraj avait dorénavant accès au monde du terrorisme international et du grand banditisme. Il put valoriser ses entrées en devenant indicateur et peut-être agent double ou triple. La Sûreté de l’Etat n’a jamais voulu ni infirmer ni confirmer, tout en rappelant que, si elle ne recrutait pas ses « sources » parmi des enfants de choeur, jamais elle ne prenait à son service des personnes convaincues de faits graves. Belliraj avait un casier judiciaire vierge. Après son arrestation au Maroc, en 2008, il reçut très vite la visite de la CIA américaine.

Selon le journaliste flamand Georges Timmerman, rédacteur en chef du site d’information Apache, qui y a consacré un ouvrage très fouillé, Het Geheim van Belliraj (Houtekiet, 2011), le groupe Abou Nidal aurait conclu un deal avec l’Etat belge en 1991: contre espèces sonnantes et trébuchantes (une aide de 6,6 millions de dollars à des projets palestiniens dans la vallée de la Beeka, au Liban), la prise en charge de deux étudiants palestiniens en Belgique et la libération de l’auteur de l’attentat contre des écoliers juifs de la rue Lamorinière à Anvers (1980), le groupe Abou Nidal aurait accepté de libérer le Dr Jan Cools et la famille Houtekins et, surtout, de ne plus frapper sur le sol belge. Tous les éléments d’un polar, mais un polar aux accents de vérité, dont la fin reste à écrire pour la mémoire des victimes et la compréhension d’une époque agitée par le terrorisme international.

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