Les aventuriers du film perdu

Les collectionneurs de pellicule vivent une perpétuelle chasse au trésor. Avec ses bonheurs, ses déceptions, ses dangers. Enquête sur ces cinéphiles un peu cinglés à l’heure où l’un d’eux  » reconstitue  » L’Enfer, ouvre inachevée de Clouzot.

Le panneau est accroché à l’entrée de la boutique :  » Si vous avez des films dans votre cave ou dans votre grenier, appelez-nous.  » Nous sommes au siège de Lobster, à Paris, société créée il y a vingt-quatre ans par Serge Bromberg, infatigable chasseur de pellicule, qui s’est attaqué à L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, un étonnant documentaire qu’il a réalisé à partir du film maudit et inachevé du réalisateur des Diaboliques (voir l’ encadré ci-contre). Mais l’homme ne s’affiche pas si souvent. Son vrai boulot, c’est de courir le monde à la recherche d’£uvres qu’on croyait perdues. A ce jour, il possède 110 000 copies, longs et courts-métrages confondus.

Quand une cinémathèque cherche un film, c’est Serge Bromberg qu’elle appelle. Un jour, celle de Barcelone était en quête de L’Araignée d’or, de Segundo de Chomon, un muet espagnol de 1909. Serge Bromberg veut bien la céder, mais en échange d’une autre copie, pratique courante dans le milieu.  » « A part Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès, en couleurs, on n’a rien », me répond mon interlocuteur. C’est comme dire à quelqu’un qui veut boire un coup : « A part une caisse de Petrus, je n’ai rien à te proposer » « , raconte Serge Bromberg, qui n’en revient toujours pas d’avoir obtenu cette rareté.

Mais le ticket gagnant ne sort pas à tous les coups. Témoin cet habitant de Vitry-le-François, dans la Marne, qui l’appelle pour se débarrasser d’un tas de pellicule. Sur place, Bromberg découvre, dans un recoin de grenier, une dizaine de boîtes : la quatrième bobine d’un film, la cinquième d’un autreà Depuis quinze ans, le propriétaire des lieux mettait chaque semaine une pile aux ordures parce que les éboueurs refusaient de tout prendre d’un coup.  » J’ai soudain vu le fantôme d’un trésor disparu « , se souvient Serge Bromberg, qui estime d’ailleurs la moitié du patrimoine cinématographique perdu à jamais.

Pourquoi ? Parce qu’en 1936 un cadre imbécile des Studios Universal convainc son patron du coût exorbitant du stockage des négatifs de films muets. Ils sont réduits en cendres. Parce qu’une comédienne, Janet Gaynor, revoit, au début des années 1970, un de ses vieux succès, Les Quatre Diables, de Friedrich Wilhelm Murnau (1928), et, ne s’y plaisant pas, jette l’unique copie dans l’océan. Parce que les films réalisés avant 1951, d’une extrême inflammabilité, ont brûlé par milliers dans des incendies, à Rome, à Mexico, à Tokyo ou en région parisienne.

Une traque planétaire

Heureusement, les hommes comme Bromberg sont partout. Car la traque est planétaire. Qui se joue des frontières et des époques : Paris, Bruxelles, Rome, Los Angelesà Jusqu’aux pays de l’Est. Bien avant l’effondrement du bloc soviétique, des raretés circulaient déjà d’un côté du Mur à l’autre, vers l’Ouest, transitant le plus souvent par Belgrade. A chaque moment, sa figure : l’exploitant et distributeur néerlandais Jean Desmet (1875-1956), dont la collection de 900 titres est préservée depuis 1957 à Amsterdam ; l’abbé Joseph Joye, un Suisse, dont les 2 000 longs-métrages, acquis entre 1901 et 1911 pour être montrés à ses ouailles, reposent désormais à Londres ; le poète uruguayen Fernando Pereda, dont les bobines des années 1920, rapportées le plus souvent de ses séjours à Paris, sont sous bonne garde à Montevideo.

Autre lieu de référence : Bologne, en Italie. La cinémathèque locale, forte d’un fonds de 40 000 £uvres, organise, depuis vingt-trois ans, le festival Le Cinéma retrouvé et dispose d’un laboratoire de restauration très perfectionné. Son directeur, Gian Luca Farinelli, a aussi coordonné, dans les années 1990, un service de recherche des films perdus. Ce projet, lancé en association avec un réseau international de cinémathèques, a abouti, en 2000, à la publication d’un rapport sur l’art de dénicher les films et de leur redonner vie. Ainsi, ce service a pu identifier environ 400 copies retrouvées plus ou moins complètes et a signalé un manque à l’appel de 500 titres, dont L’Aigle de la montagne, d’Alfred Hitchcock (1926), ou On a volé un homme, de Max Ophüls (1933).

Où les trouver ? Comment ? Il n’y a évidemment pas de règles. Car tous les exemples sont dans les natures. Dans les années 1930, les forains projetaient des films un peu partout en France. Propriétaires des copies, ils les donnaient, une fois usées, à des paroisses, trop heureuses d’organiser des séances de cinéma les après-midi pluvieuses. Après quoi, les bobines finissaient entassées là où personne ne se serait pris les pieds dedans : sous le clocher de l’église. Des décennies plus tard, les chasseurs de pellicule écumeront toutes les églises afin d’enrichir leur collection. Ils partent également souvent en Europe de l’Est. Là-bas, les exploitants stockaient les copies dans un coin, transformant leur salle en caverne d’Ali Baba. C’est en Serbie que Serge Bromberg dénichera Le Récif de corail, de Maurice Gleize (1939), un film jusque-là invisible, avec Jean Gabin, édité illico en DVD (MK 2).

A l’heure du tout-numérique, collectionner de la pellicule peut sembler une hérésie. Voire un luxe.  » Qui dit que, dans quinze ans, les fichiers numériques seront toujours compatibles ? demande Serge Bromberg. Pouvez-vous me citer un support autre que la pellicule qui ait duré aussi longtemps, à part les manuscrits de la mer Morte ?  » De quoi motiver plusieurs générations de collectionneurs, qui, en 3009, retrouveront, peut-être, les copies perdues de la saga Indiana Jones.

Christophe Carrière, avec philippe broussard

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