» Je suis un mec de gauche et je me sens parfois bien seul « 

Sa vie ? Jouer, écrire et danser. Sam Touzani, 41 ans, est aussi un citoyen engagé et un intellectuel introverti qui dégage une folle énergie dans ses spectacles aux titres cinglants qu’il a mis en scène ou joués : One Human Show, Allah Superstar, Liberté-Egalité-Sexualité… Comme animateur, il a été la première figure de la  » diversité  » à la RTBF mais ses positions laïques et républicaines lui ont valu une place en marge de la communauté arabo-musulmane. Sam Touzani, entend-on souvent dire,  » en fait trop  » avec l’islam et le Maroc. Il a été à l’école de Mohamed Baroudi, une grande figure de l’immigration marocaine, un sage cultivé, discret jusqu’à se faire oublier entre deux actes de courage. Les pressions communautaires, Sam Touzani connaît. Elles n’empêchent par l’artiste multiple de poursuivre ses recherches en solo sur l’état de notre société fragmentée où il cherche son propre reflet, non pour s’y abîmer mais pour mieux avancer.

Le Vif/L’Express : Lorsqu’il était chargé des intérêts culturels de la Communauté française au Maroc, l’écrivain Daniel Soil débutait ses interventions par un mot à la mémoire de Mohamed Baroudi, décédé en 2007. Cet exilé marocain a été la grande figure émancipatrice de l’immigration à Bruxelles. Vous en étiez proche…

Sam Touzani : Moi, j’ai vécu un  » hapax existentiel « . Un  » hapax existentiel « , c’est quelque chose qui arrive une fois, qui ne se reproduit pas mais qui change toute votre vie. Et cet hapax est lié à Baroudi. C’était en mars 1972, pendant les  » années de plomb  » marocaines. J’étais alors un gamin, né à Bruxelles d’une famille de sept enfants originaire du Maroc. Ce jour-là, ma mère s’est fait tabasser par le consul du Maroc. Elle avait refusé de lui donner un pot-de-vin en échange du passeport tout à fait légal qu’elle venait chercher pour ma grande s£ur Fatima, laquelle a été enfermée dans un réduit et battue elle aussi. Ensuite, elles se sont fait jeter sur le trottoir par deux gorilles. Ma mère a porté plainte. L’Etat marocain a essayé d’acheter son silence avec beaucoup d’argent, mais elle a refusé. Nous étions menacés. Un soir, deux Marocains se sont présentés chez nous et celui qui a proposé de nous aider était Mohamed Baroudi. Il nous a présenté à un avocat, Me Robert Ver-

steegh, qui est mort aujourd’hui. J’ai toutes les coupures de presse de l’époque. Car le procès a eu lieu, même s’il a fallu deux ans pour que l’affaire arrive devant un juge d’instruction. De cet événement, j’ai gardé le réflexe de me tenir sur mes gardes. Par la suite, Mohamed a épousé Fatima. C’est une belle histoire dont j’aimerais faire un jour un film.

Mohamed Baroudi est presque tombé dans l’oubli…

Ce que j’ai admiré chez Mohamed Baroudi, outre son courage, c’était son humanisme et son intelligence. Il avait une vision à moyen et à long terme. Des milliers de gens en Belgique lui doivent de savoir lire et écrire, car il a été le pionnier des cours d’alphabétisation. Il est arrivé à Bruxelles un peu par hasard, sa vraie destination étant la France. Il fuyait le Maroc. Il a créé ici le Regroupement démocratique marocain, un mouvement d’opposition progressiste. Baroudi avait un fonctionnement totalement laïque, alors qu’il avait appris le Coran dès l’âge de 10 ans et qu’il était un véritable savant en la matière. Il avait pris ses distances avec le communisme, qui était un passage obligé pour les progressistes de son époque. Il a donné aux immigrés des cours de langue et de culture arabe, jusqu’à ce que l’enseignement religieux prenne le dessus, avec le soutien des autorités belges. Une quinzaine d’années plus tard, Hassan II a voulu en faire un ministre d’ouverture, comme le socialiste Abderrahmane Youssoufi, nommé Premier ministre. Mais Mohamed Baroudi a refusé à cause du Sahara occidental et de la Constitution marocaine, qui concentre tous les pouvoirs dans les mains du roi. Il est resté cohérent avec lui-même. C’était une personne de lumière. J’ai été en partie élevé par lui et par ma s£ur Fatima, qui a travaillé comme une forcenée pour éduquer leurs trois enfants quand la CGSP, dont il était un permanent, l’a jeté dehors, alors qu’il avait 60 ans. Ensuite, les socialistes bruxellois ont préféré travailler avec les mosquées plutôt qu’avec un homme indépendant, d’une probité exemplaire.

Avant d’être approché par Hassan II, a-t-il subi des menaces ?

A un moment, il a dû demander la protection de la Sûreté de l’Etat, car il avait reçu la visite d’agents marocains armés de mitraillettes. Depuis, les man£uvres de la Dged ( NDLR : le service de renseignement extérieur marocain) n’ont jamais cessé. La communauté maghrébine vit dans la peur, parce qu’il n’y a pas de culture démocratique dans le pays d’origine. Le Maroc teste en permanence son rapport de force à l’égard des communautés expatriées ainsi que le taux de tolérance de l’Europe. Ce n’est pas un hasard si, dans son entretien avec Le Vif/L’Express (1), l’ambassadeur du Maroc avançait que les Marocains pouvaient être jusqu’à 600 000 en Belgique. Cela accroît son influence. Les autorités belges sont incitées à accepter une collaboration étroite entre les services secrets des deux pays pour contrôler une communauté qui, rappelons-le, est formée de citoyens belges. Or les Belgo-Marocains ne sont pas des  » étrangers « , même si eux-mêmes ou la société ont tendance à le croire.

L’ambassadeur se proposait d’aider les autorités à lutter contre l’extrémisme religieux…

Les intégristes et les islamistes ne représentent qu’une minorité de la communauté musulmane, tout au plus 10 %. Je regrette que personne ne descende dans la rue pour protester contre eux. Je me méfie plus du silence des babouches que du bruit des bottes. C’est d’abord à l’islam européen de prendre ses responsabilités. Et, là, je constate que le Maroc et la Turquie empêchent l’émergence de cet islam européen. Tant que le Maroc reste une dictature, il n’y a pas grand-chose à en attendre. Aujourd’hui, l’Etat marocain propose de cogérer le culte musulman. Demain, il prodiguera ses conseils, puis réclamera des prérogatives ou des privilèges. Il ne faut pas s’engager dans cette voie. L’urgence n’est pas là. Elle est dans la lutte contre l’échec scolaire, les ghettos, le repli sur soi. Car les communautés ne regardent pas la RTBF ou RTL-TVI, elles sont vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant les chaînes de télévision d’Arabie saoudite, qui sont obsédées par le  » pur  » et l’  » impur « , le  » licite  » et l’  » illicite « . Cela n’aide pas les gens à distinguer le spirituel du temporel ni à s’approprier notre laïcité à nous. Quant aux chaînes marocaines, elles diffusent une image du roi toutes les trois secondes ! Avec ça, le recul et l’esprit critique vis-à-vis du pays d’origine, c’est pas pour demain…

Liberté-Egalité-Sexualité : votre dernier spectacle n’épargne aucune religion… Pourquoi êtes-vous si intraitable ?

Tout le religieux me gave. Il sépare les gens au lieu de les rassembler. Il n’est pas un moteur de liberté. Je n’aime pas, dans le monde musulman, l’autorité donnée aux hommes sur les femmes ni l’absence de réciprocité dans les relations avec les non-musulmans. Mais tous les partis politiques jouent avec ça. Y compris au Maroc ou en Turquie. Or il ne faut pas  » jouer  » avec l’islamisme. La liberté, la démocratie ne se  » jouent  » pas, ne se négocient pas : elles s’arrachent. Il faut en payer le prix. Les militants, là-bas, sont courageux. Ils prennent des risques avec leur vie. En Communauté française, nous devons lutter contre le racisme et contre tous les autres mots en  » ismes  » : stalinisme, islamisme, nazisme… Ce n’est pas parce que je proteste contre la colonisation des territoires palestiniens que j’admets une manifestation qui se déroule aux cris de  » Mort aux juifs ! « , comme ce fut le cas à Bruxelles, le 11 janvier 2009.

Vous tenez des positions difficiles qui ne vous valent pas que des amis…

Je suis avant tout critique avec moi-même. Baroudi était comme ça. Je me pose en permanence la question de savoir comment faire pour parler avec franchise et sincérité. J’ai le regard d’un artiste qui est aussi celui d’un citoyen. C’est un regard biaisé et parfois d’avant-garde, mais c’est aussi un regard qui ne peut pas se passer de la réflexion. Il est impossible de faire l’unanimité autour de soi. Je suis multiculturel et pluriel, comme tout le monde. Je prétends que se focaliser sur une seule dimension nuit à l’entendement du débat. A force de donner des spectacles et de les prolonger par des discussions avec le public, j’ai réalisé une véritable étude sociologique, comme l’a fait autrefois un des pères de la sociologie moderne, Ibn Khaldoun, qui, pour décrire son environnement, avait développé une écoute énorme. Il écoutait. Puis il organisait ses réflexions. En tant qu’artiste, je ne peux pas manquer à mon devoir de citoyen. Mais si l’on se contente de répondre aux attentes des autres, on n’avance pas. Ce n’est pas, je l’avoue, une position facile.

Vous êtes-vous déjà senti menacé ?

Il fut un temps où le consulat du Maroc envoyait des gens perturber mes spectacles, mais cela s’est calmé. Je n’ai plus remis les pieds au Maroc depuis vingt ans. On me fait passer des messages rassurants : je ne cours plus aucun risque, je peux renoncer à ma parano (sourire)… Je suis prêt à le croire, mais le pire, c’est que cette menace diffuse, si elle n’émane plus d’un pouvoir, a été reprise à son compte par une partie de la communauté. Sam Touzani, c’est celui qui en fait toujours un peu trop avec l’islam et le Maroc, comme l’a confié le réalisateur des Barons à l’hebdomadaire flamand Humo. C’est mal vu. Sans vouloir jouer les victimes, j’ai déjà vu m’échapper plus d’un rôle dans un film coproduit par une société marocaine, après une intervention des autorités. En France, des villes dont le député-maire a été reçu à grands frais à la Mamounia, le palace de Marrakech, préfèrent que je ne sois pas à l’affiche d’un spectable. C’est une réalité avec laquelle il faut vivre et que j’assume !

Quel regard portez-vous sur le voile à l’école ou dans la fonction publique ? En fait-on trop avec cette question ?

J’ai déjà dit ce que j’en pensais en préface de L’Ecole à l’épreuve du voile, et maintenant en postface de Fichu voile ! publiés chez Luc Pire par Nadia Geerts. Pour moi qui connaît de l’intérieur la société arabo-musulmane, le voile est le symbole de la domination de l’homme sur la femme. Point. Nos mères et grand-mères se sont battues pour ne pas le porter, d’autres femmes, aujourd’hui, se font battre en Iran, en Arabie saoudite… parce qu’elles essaient de ne pas le porter. Le mot  » islamophobie  » a été inventé par Khomeiny pour stigmatiser les Iraniennes qui refusaient le tchador. En France, les choses se sont clarifiées à partir du moment où la commission Stasi s’est prononcée, en 2004. Mais la France est un Etat laïque et la Belgique est une terre de compromis, où la laïcité est subventionnée comme un culte et la citoyenneté laissée à l’abandon. On croyait la paix revenue dans les écoles, précisément dans cette école de la Garenne, à Charleroi, où j’ai fait mes humanités sportives. Et patratas ! voilà une décision de justice qui embrouille à nouveau le débat. Je pense à cette pauvre femme, prof de maths… Mais je suis aussi fâché par les arguments de Fatima Zibouh ( NDLR : membre suppléante du conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances), qui est sans doute aimable et compétente, mais qui joue sur la corde sensible en disant que ce voile est une manière pour les jeunes femmes de trouver leur chemin vers la liberté, alors qu’elles ne font que déplacer leur prison symbolique.

Pouvez-vous ressentir le sentiment d’humiliation de ceux qui se sont faits les porte-parole de cette revendication, de plus en plus battue en brèche ?

Depuis mille ans, les arabo-musulmans sont d’abord humiliés par leurs dictateurs ! C’est le dilemme qui a piégé la gauche. L’islam, religion des opprimés, ne peut pas être contesté. Je suis un mec de gauche et je me sens parfois bien seul…

(1) Le Vif/L’Express du 1er octobre 2009.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-CéCILE ROYEN PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA

 » Le mot « islamophobie » a été inventé par Khomeiny pour stigmatiser les Iraniennes qui refusaient le tchador « 

 » Je me méfie plus du silence des babouches que du bruit des bottes « 

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