Une république aux identités déchirées

A Taipei, le régime marque le centenaire de la  » République de Chine  » fondée par Sun Yat-sen. Mais une part croissante de la population ne se reconnaît pas dans l’héritage exclusivement chinois de la rhétorique officielle.

Dans la vallée verdoyante autour de Fata’an, village situé dans l’est de Taïwan, des palmiers à bétel longent des rizières ; les contreforts de la chaîne montagneuse qui s’étend du nord au sud de l’île se mirent à la surface de l’eau. En cette fin août, dans la chaleur humide et tropicale, la tribu aborigène locale fête les récoltes. Hommes et femmes en costume traditionnel aux couleurs chatoyantes dansent et chantent, sous l’£il du tumuk, le chef élu. Le vénérable trône, entouré d’autres officiels, dans une tribune de bois et de paille ornée en son fronton d’une banderole dont le message surprend :  » La République de Chine a 100 ans. « 

Difficile de saisir le rapport entre ce festival et la révolution Xinhai qui a renversé en 1911 la dynastie impériale des Qing et permis à Sun Yat-sen de proclamer la République du même nom, le 1er janvier 1912, à Nankin, en Chine continentale. Pourtant, en cette année 2011, à Taïwan, difficile d’échapper à la célébration de son anniversaire. Depuis le 31 décembre 2010, les festivités se succèdent à un rythme fou. Une cérémonie pour la paix a été organisée, en présence du président Ma Ying-jeou et du Prix Nobel sud-africain Frederik de Klerk, et 250 jeunes de plus de 100 pays ont été invités à passer deux semaines dans des familles de l’îleà

A écouter le ministre des Travaux publics, Lee Hong-yuan, le succès de ces initiatives marque la réussite d' » une société démocratique mûre « . Mais son enthousiasme masque mal l’absence d’unanimité que suscite l’événement.  » Cent ans, c’est quoi ? ironise Aming La-ace, un étudiant aborigène venu spécialement de Pékin, où il prépare un doctorat, pour le festival de Fata’an. Ce village existe depuis plus de mille ans. « 

Le centenaire ne fait pas l’unanimité

Peng Ming-min, ancien candidat à la présidentielle de 1996 sous les couleurs du Parti démocrate progressiste (PDP) d’opposition et militant historique de l’autonomie taïwanaise, est d’accord :  » Ce centenaire est ridicule. Quand la République a vu le jour, il y a un siècle, Taïwan était une colonie japonaise.  » Au sein du gouvernement, même,  » la question des célébrations a fait débat « , relève le professeur Hsueh Hua-yuan, de l’université nationale Chengchi. Si les fêtes liées à l’anniversaire se veulent festives et pacifiques, elles ne peuvent faire oublier une histoire et des blessures toujours à vif. La République de Chine, incarnée par le parti au pouvoir, le Kuomintang (KMT), reste pour beaucoup un régime imposé de l’extérieur. C’était en 1945. A l’époque, le Japon, vaincu, doit céder la place à la Chine, alors aux mains des nationalistes du généralissime Tchang Kaï-chek (1887-1975) et du KMT. Tchang a obtenu des Américains et des Britanniques que Taïwan, alors connue sous le nom de Formose (1), revienne à son pays. En octobre 1945, il envoie le général Chen Yi et ses troupes relever les soldats de l’empire nippon pour administrer l’île. Leur comportement de soudards incite la population locale à se révolter, le 28 février 1947. La répression qui suit aurait fait entre 20 000 et 30 000 morts. Le pouvoir se durcit et, après l’arrivée de Tchang et de ses fidèles, chassés du continent par les communistes de Mao Zedong, la loi martiale est instaurée – elle ne sera abrogée qu’en 1987.

Les habitants  » historiques  » de l’île, aborigènes ou descendants de Chinois han pauvres ayant immigré là aux XVIIe et XVIIIe siècles, n’apprécient guère les nouveaux venus. Ceux-ci s’arrogent tous les pouvoirs et imposent l’usage du mandarin.  » Nous n’aimions pas les Japonais qui nous avaient fait sujets de l’empereur et nous traitaient comme des citoyens de seconde zone, observe Peng Ming-min. Nous pensions être libérés par les Chinois, mais ils sont venus en conquérants. Ils nous regardaient de haut et nous considéraient aussi comme des inférieurs.  » A Taipei, en effet, la propagande du régime exalte sa rivalité avec le régime maoïste pour la domination du  » monde chinois  » et élève Sun Yat-sen (1866-1925) au rang de  » Père de la nation « à Une telle  » identité nationale « , dictée d’en haut, laisse peu de place aux Taïwanais d’origine, pourtant majoritaires au sein de la population.

Le président a présenté les excuses du Kuomintang

En 1971, le remplacement à l’ONU de la Chine nationaliste par la Chine communiste favorise l’émergence d’une conscience taïwanaise. L’événement fragilise l’administration Tchang et exacerbe la crainte d’une invasion communiste.  » Il a ouvert la voie à une recherche des origines « , note Liu Pi-chen, de l’Academia Sinica. La même année, l’importante Eglise presbytérienne de Taïwan diffuse un  » Etat de notre destinée nationale « , un texte considéré comme fondateur, qui rejette la position du Kuomintang comme celle de la Chine communiste en accusant l’une et l’autre de  » trahir la population de Taïwan « . Largement diffusé, le document de l’église défend le droit de cette population à déterminer sa propre destinée.

Après que la dictature a cédé la place à la démocratie, à la fin des années 1980, le Kuomintang fait l’expérience de l’opposition, entre 2000 et 2008. Elu cette année-là, le président Ma Ying-jeou, du KMT, a présenté à trois reprises les excuses de son parti pour les massacres de 1947, et le 28 février, jour anniversaire du début de la répression, est devenu une journée pour la paix et la mémoire. Peu à peu, les rapports entre Chinois, Taïwanais et aborigènes s’améliorent.  » Le processus reste lent, tempère le professeur Hsueh, même si aujourd’hui 71 % des gens se disent taïwanais et 20 % se disent « taïwanais et chinois ». Chez les aborigènes, qui ont obtenu la reconnaissance des autorités et s’efforcent de faire revivre leur identité plurielle, le discours est plutôt : « Je suis aborigène d’abord et taïwanais ensuite. » « 

Ces nuances expliquent la difficulté des autorités à mobiliser pour le centenaire de la République, toujours considérée comme  » chinoise « .  » Je n’approuve pas ces célébrations, confirme Aming La-ace. Mais on doit faire avec. Nous essayons de concilier nos traditions avec l’invasion chinoise. « 

Reste une autre question périlleuse : celle de l’indépendance d’un territoire qui l’est  » de facto « , mais ne l’a jamais revendiqué, puisqu’il est, politiquement, héritier de la Chine précommuniste. Les relations économiques entre Taipei et Pékin sont toujours plus fortes, mais un accord politique semble plus éloigné que jamais. A l’approche de la présidentielle du 14 janvier 2012, le sujet pourrait à nouveau susciter de vifs débats.

(1) Taïwan est alors connue sous le nom de Formose, lui-même dérivé d' » Ilha Formosa  » (la  » Belle Ile « ), nom donné par les Portugais, qui ont colonisé en partie le territoire au XVIIe siècle, à la suite des Hollandais.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL PHILIPPE MESMER REPORTAGE PHOTO : ÉRIC RECHSTEINER; P. M.

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