» Le régime s’adapte pour survivre « 

Auteure de Egypte : l’envers du décor, Sophie Pommier (1) décrypte les enjeux de la révolte égyptienne. A l’intérieur du pays et dans la région.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARC EPSTEIN

A quel point l’Egypte subit-elle l’onde de choc de la révolution tunisienne ?

Il y a eu un effet de galvanisation, attisé par Internet et les nouveaux moyens de communication :  » Si d’autres l’ont fait, pourquoi pas nous ?  » Depuis quelques années, aussi, le régime égyptien semblait aspirer au modèle tunisien : parti au pouvoir hégémonique, fermeture du champ politique, priorité au domaine économique. La chute de Ben Ali a sans doute fragilisé de l’intérieur le régime du Caire.

Quels étaient les signes avant-coureurs du malaise social ?

Dans les mois qui ont suivi les élections de 2005, il y a eu de nombreuses grèves. En l’absence de syndicat véritable ou de parti d’opposition digne de ce nom, la contestation n’a pas débouché sur des revendications politiques et n’a pas fait tache d’huile. Le gouvernement rétablissait le calme au coup par coup.

Avant la crise économique mondiale de 2008, la croissance économique annuelle dépassait 7 %, une performance de nature à assurer la paix sociale. Que s’est-il passé ?

Réunis en particulier autour du fils de Moubarak, Gamal, les réformateurs ont pu se targuer de quelques succès, en effet. Mais la libéralisation et la modernisation de l’économie ont eu des effets pervers. Alors que les chiffres macroéconomiques étaient bons, de nombreux Egyptiens ont vu leurs conditions de vie se dégrader : à l’inflation est venue s’ajouter la précarité de l’emploi.

Qui se révolte, aujourd’hui ?

A présent, tout le monde, mais, au départ, la classe moyenne a donné l’impulsion politique. Or elle constituait la base du soutien au régime. Les réformes mises en £uvre depuis 2004 ont provoqué un dégraissage de la fonction publique. Beaucoup d’ex-fonctionnaires se sont recasés dans le privé, mais dans des conditions précaires et beaucoup moins avantageuses. L’opinion a assimilé, de manière un peu rapide, l’ensemble du gouvernement et des dirigeants à la classe affairiste incarnée par Gamal Moubarak. L’armée, au c£ur du pouvoir mais moins exposée, a réussi à garder une image intacte.

Les militaires ont-ils profité de l’ouverture économique ?

En l’absence de conflit ouvert avec Israël depuis 1973, les généraux se sont reconvertis dans les affaires. Certains sont impliqués dans les contrats gaziers avec Israël ; d’autres ont investi dans les zones touristiques, etc. Mais la libéralisation de l’économie inquiète l’armée : elle voit le mécontentement croissant de la classe moyenne et comprend que cela affaiblit le régime et, ipso facto, l’institution militaire elle-même. L’armée est assise sur un empire économique : terres, usines, magasins de distribution réservés, centres de formationà Sans doute les militaires craignaient-ils que les réformes affectent leurs propres intérêts économiques. La part de l’armée pèse lourd dans le budget. Mais les généraux entendent protéger leurs prébendes. Tout cela explique l’hostilité des militaires à l’égard des réformateurs, ceux que l’on appelait  » la jeune garde « , autour du fils Moubarak. Les militaires doutaient également de la capacité des réformateurs à tenir le pays en cas de troubles sociaux. Autant de raisons pour lesquelles une reprise en main militaire était à l’étude depuis plusieurs mois ; les événements de Tunisie ont seulement obligé l’armée à  » sortir du bois  » plus vite que prévu. Le régime s’adapte pour survivre.

A quel point le régime est-il menacé ?

Au sein de la population, beaucoup y restent attachés par crainte du chaos. Quant à l’opposition, elle est vulnérable. Mohamed el-Baradei est sans doute sincère, mais il n’a pas l’assise qu’on lui prête : sa popularité ne dépasse guère une jeunesse cosmopolite très minoritaire. Quant aux Frères musulmans, les militaires feront tout pour les affaiblir. Or une réelle démocratisation supposerait de retoucher à la Constitution, afin que les Frères puissent se constituer en parti politique. Le reste de l’opposition est peu structuré : ses diverses composantes n’ont en commun que le rejet de l’existant. Le seul point positif est la politisation des jeunes. Incontestablement, depuis quelques mois, on voit l’émergence d’une nouvelle génération. C’est un paramètre encourageant pour l’avenir de la démocratie.

L’Egypte est le pays le plus peuplé de la région. Quel est le principal enjeu des événements en cours ?

La déstabilisation profite à l’Iran, une puissance régionale que rien ne semble arrêter : elle tient tête à la communauté internationale avec son programme nucléaire, et le Hezbollah, qui lui est lié, est aux commandes au Liban. La Syrie s’est placée dans l’orbite de Téhéran. Du Pakistan à la Tunisie, l’équilibre géostratégique de la région est déjà instable. Si un poids lourd comme l’Egypte bascule, cela deviendra très inquiétant.

Propos recueillis par Marc Epstein

(1) Egypte : l’envers du décor (La Découverte). Elle dirige aujourd’hui Méroé, un cabinet d’analyse et de conseil en géopolitique.

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