» Le chauvinisme du bien-être « 

Pour le philosophe suisse Mark Hunyadi, professeur à l’UCL, l’attitude de la Flandre, compréhensible en temps de crise, est  » pour le moins étriquée d’un point de vue moral et politique « .

Entretien: Gérald Papy

Trop complexe, trop lointaine, trop sensible. La question belge décourage les meilleures volontés quand il s’agit de recueillir un commentaire d’une personnalité étrangère qui dépasse les poncifs éculés. Qui plus est, sur l’image qu’une certaine Flandre nationaliste dégage en Europe.  » Dès que quelqu’un commence une phrase par les mots « C’est très simple » quand il s’agit de la Belgique, je cesse d’écouter ; ce sont forcément des bêtises qui vont suivre « , souligne Fouad Laroui, écrivain marocain vivant aux Pays-Bas, pour expliquer sa réticence à discourir de  » cette question horriblement compliquée « . Sur la poussée nationaliste en Flandre et son impact à l’étranger, tout juste ose-t-il avancer que  » l’image de la Flandre ne pâtit pas forcément de tout cela dans le monde. Pour la bonne raison que peu de gens sauraient placer la Flandre sur une carte et que presque personne ne comprend rien à cette histoire. Finalement, c’est une question qui ne regarde et n’intéresse que les Belges. C’est peut-être mieux ainsi « . Et l’auteur, qui a vécu un an en Belgique, d’en donner pour preuve le sentiment dominant de ses actuels voisins :  » L’idée que les Néerlandais pourraient se sentir solidaires des Flamands, d’une façon ou d’une autre, me semble tout simplement fausse. Je n’ai jamais rencontré un Néerlandais qui ressente le moindre sentiment vis-à-vis de la question belge.  » Deux peuples, deux mondes…

Est-ce le fait d’être originaire d’un autre Etat fédéral qui pousse un de nos autres interlocuteurs à se montrer plus loquace ? Le philosophe suisse et professeur à l’UCL Mark Hunyadi présente aussi l’avantage de vivre en Belgique depuis 2007, date du début du dernier enlisement dans notre marasme institutionnel…

Le Vif/L’Express : Comment percevez-vous les revendications de la Flandre pour un approfondissement du fédéralisme belge ? Comme le combat légitime d’une communauté pour la défense de sa langue, de sa culture, à l’image, par exemple, de la cause québécoise au Canada ? Ou comme l’attitude hégémonique d’une communauté majoritaire sur une minorité ?

Mark Hunyadi : Je la perçois comme une forme de chauvinisme du bien-être, qui mine aussi d’autres petits pays prospères, comme la Suisse par exemple. C’est psychologiquement compréhensible au regard de l’histoire des deux communautés et du contexte général actuel de crise, mais c’est pour le moins étriqué du point de vue moral et politique. On joue l’intérêt (immédiat et apparent) contre la solidarité. Lorsque le Québec voulait se constituer en  » société distincte « , c’était pour garantir constitutionnellement sa survie linguistique, qui était effectivement menacée par un environnement tentaculairement anglophone. Cela n’avait évidemment rien à voir avec le chauvinisme dont je parle ici. C’est ce même chauvinisme du bien-être qui isole la Suisse au sein de l’Europe et du monde, mais qui, là, n’oppose pas les entités linguistiques entre elles.

Le nationalisme flamand se nourrit effectivement de sa position économique dominante. De même, ailleurs en Europe, des mouvements nationalistes, comme la Ligue du Nord en Italie, s’inscrivent dans un phénomène de rupture avec une solidarité nationale à l’égard des plus faibles. Est-ce l’avènement du  » chacun pour soi  » ?

Le fait caractéristique de ce  » chacun pour soi  » est qu’il s’affirme de façon décomplexée. Même à gauche, on n’ose simplement plus affirmer ce qui était pourtant l’une de ses valeurs cardinales : l’internationalisme. Même à gauche, la valeur de solidarité s’est repliée à l’intérieur des frontières nationales. Et à droite, on joue les riches contre les pauvres, les travailleurs contre les fainéants, etc. C’est aussi ce que fait Umberto Bossi [NDLR : le leader de la Ligue du Nord] en Italie.

Le nationalisme flamand vous semble-t-il s’accompagner d’un repli identitaire ?

Mais personne ne menace l’identité de la Flandre ! Ce n’est pas un repli identitaire, c’est une désolidarisation, c’est la revendication d’une non-solidarité, c’est tout différent.

L’image de la Flandre à l’étranger vous semble-t-elle ternie par cette montée nationaliste ?

Le sentiment qui domine me semble être davantage l’incompréhension : comment expliquer à l’extérieur que ce pays européen de la première heure s’écharpe en luttes communautaires, en tous points contraires à l’esprit de l’Europe, et ce au moment même où, comble d’ironie, il est en charge de la présidence du Conseil de l’Union européenne ? Avouons que c’est du surréalisme politique…

Vos travaux, à l’UCL, portent sur l’éthique fondamentale et appliquée. L’éthique politique vous semble-t-elle guider les responsables flamands et belges dans leur recherche d’un consensus. L’acceptation du compromis fait-elle partie de l’éthique en politique ?

Le consensus est une valeur éminemment moderne, puisqu’il vise la résolution symbolique des conflits : l’opposé même du pouvoir de la force brute. Mais que le consensus ait été en quelque sorte institutionnalisé par nos démocraties parlementaires modernes ne veut évidemment pas dire que ceux qui visent le consensus le fassent pour des raisons éthiques… C’est un tout autre problème, accentué par notre système médiatique au sein duquel l’important est de paraître vertueux, non de l’être. En tout cas, quelles que soient les considérations d’opportunité qui les y poussent, on sera déjà bien heureux si les responsables concernés arrivaient à un compromis, cette forme dégradée du consensus.

l ENTRETIEN : GéRALD PAPy

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