Une marque en or

Rien ne semble affecter la popularité d’Eddy Merckx, ni le temps qui passe, ni sa récente inculpation dans une affaire de corruption. Entreprises, politiques, médias, humanitaires… Tous veulent bénéficier de l’aura intacte de l’ex-champion cycliste.

FRANÇOIS BRABANT

Circuit Het Nieuwsblad, Gand-Wevelgem, Tour des Flandres, etc, etc. Les Belges connaissent leurs classiques. Ils savent qu’après les morsures de l’hiver viennent les caresses du printemps, et avec elles, des pelotons multicolores, rapides comme des étoiles filantes. Point d’orgue de la saison cycliste dans le sud du pays, la semaine prochaine s’annonce épique. Avec la Flèche wallonne, le mercredi 20 avril, entre Charleroi et Huy. Puis Liège-Bastogne-Liège, la majestueuse, la vénérable, quatre jours plus tard. Dur dimanche. A l’entrée de Stavelot, kilomètre 162, les rescapés vireront brusquement à droite. Ils verront s’élever droit devant eux un raidard où la pente se cabre, jusqu’à 18 % : le mur de Stockeu. Une fois hissés au sommet, jetteront-ils un regard furtif sur la droite de la route ? Là, plantée pour l’éternité, se dresse une stèle à la gloire du plus grand des champions.

Nonante kilos de bronze, six tonnes de pierre. Statufié de son vivant, comme seuls le sont les dictateurs et les héros, Eddy Merckx – ou une partie de lui – vit désormais dans les bois qui dominent Stavelot. Un peu de son esprit chevaleresque veille aussi sur les voyageurs du métro bruxellois : à Anderlecht, une station porte son nom depuis 2003. De l’autre côté de la capitale, à Woluwe-Saint-Pierre, non loin de la place des Bouvreuils où ses parents tenaient une épicerie, c’est un centre scolaire qui le célèbre. A croire que pour les puissants de ce monde, honorer Eddy Merckx est devenu un passage obligé, une figure imposée. Le 15 décembre 2011, le président français Nicolas Sarkozy l’a promu commandeur de la Légion d’honneur. Six mois plus tôt, le recteur de la Vrije Universiteit Brussel l’a fait docteur honoris causa. Auparavant, le roi Albert II lui avait conféré le titre de baron.

Début mars, pourtant, une information est venue griffer l’icône. Le champion, reconverti constructeur de cycles, est inculpé dans une affaire de corruption concernant la livraison de vélos à la police d’Anderlecht. Malaise. Les faits datent de 2006. La justice dira si, oui ou non, une ligne rouge a été franchie.

Mais, déjà, on devine qu’il en faudrait plus, bien plus, pour que le mythe vacille. Trente-quatre ans après avoir quitté les pelotons, Eddy Merckx conserve une aura intacte. Son nom, tel un talisman magique, ouvre toutes les portes. Et suscite toutes les convoitises. En janvier dernier, des chaussures siglées Merckx sont apparues sur le marché, en Allemagne, au Luxembourg, aux Pays-Bas et, bien sûr, en Belgique – notamment via les chaînes Avance et Maniet. Une opération orchestrée par la société USG Brands, qui commercialise déjà Le Coq Sportif dans le Benelux. Modèles aux noms évocateurs (Vuelta, Tour…), détails en formes de clins d’£il (pois rouges sous la semelle, en référence au maillot de meilleur grimpeur du Tour de France) : les têtes pensantes de l’entreprise espèrent décrocher le gros lot.  » Quiconque s’est enthousiasmé pour la victoire de Tom Boonen au Tour des Flandres est un acheteur potentiel « , assure Dimitri Van Leuven, responsable du marché belge chez USG Brands. A terme, une distribution en France et en Italie serait envisagée.  » La mode est au rétro, on constate une nostalgie romantique pour les gloires sportives des années 1960 et 1970. La figure d’Eddy Merckx colle très bien à cette tendance. « 

Le cinéma n’est pas en reste. Pas moins de deux films actuellement à l’affiche – l’un francophone, l’autre néerlandophone – évoquent Eddy Merckx. Dans le premier, Torpedo, François Damiens incarne un trentenaire marginal qui se voit offrir un dîner avec son idole. Le second, Allez Eddy, reconstitue la Flandre pittoresque des années 1970. Freddy Dermul, fils de bouchers, y participe à une course cycliste organisée par le supermarché qui concurrence le commerce de ses parents.

Ces jours-ci, Eddy Merckx s’invite aussi au musée du Louvre, à Paris. Aux côtés de JFK, Zidane et Andy Warhol, il est l’une des emblèmes du XXe siècle qu’on aperçoit dans l’exposition Livre/Louvre, conçue par l’écrivain belge Jean-Philippe Toussaint.

L’entreprise de cycles Eddy Merckx, fondée en 1980, complète le tableau. L’ancien coureur a revendu sa société à un fonds d’investissement, et les nouveaux patrons voient l’avenir en grand (lire p. 36). Ce qui les autorise à penser que la marque n’a pas encore donné sa pleine mesure ? Le palmarès du coureur, phénoménal et inégalé : 5 Tour de France, 5 Tour d’Italie, 1 Tour d’Espagne, 3 Championnats du monde, 7 Milan-San Remo, 5 Liège-Bastogne-Liège… Mais aussi la légende qui l’entoure. Celle-ci est née le 20 juillet 1969, veille de la fête nationale. Ce dimanche-là, à l’issue d’un Tour où il a assommé la concurrence, Eddy Merckx déboule sur les Champs-Elysées paré du maillot jaune. Quelques heures plus tard, Neil Armstrong pose le pied sur la Lune. Dans la mémoire collective, les deux exploits prométhéens resteront associés, pour toujours.

Nul ne s’est donc étonné en 2005, quand une émission de la RTBF a classé Eddy Merckx quatrième parmi les plus grands Belges de tous les temps, derrière Jacques Brel, le roi Baudouin et le Père Damien. Dans la version flamande, sur la VRT, le quintuple vainqueur du Tour est arrivé en troisième position. A l’issue du vote, pour la première fois de sa vie, il s’est dit heureux d’avoir perdu une compétition. A quel titre aurait-il pu rivaliser avec le Père Damien ? Saisissant la balle au bond, l’ONG Action Damien, qui lutte contre la lèpre et la tuberculose, l’a aussitôt sollicité.  » On cherchait une personnalité connue dans l’ensemble du pays, ce qui est rare. Or Eddy n’est perçu ni comme flamand ni comme francophone « , explique Stéphane Steyt, l’un des responsables de l’association. Le champion n’a pas seulement prêté son image, il est allé au Congo visiter des malades, ainsi que sur l’archipel d’Hawaii, où £uvrait jadis Damien.  » A Molokaï, un lépreux l’a reconnu et lui a demandé une photo dédicacée. Sa notoriété est exceptionnelle, et son appui a renforcé notre crédibilité. Les gens se disent : si Merckx la soutient, ça doit être une association respectable, qui vaut la peine. « 

La valeur de la marque Merckx se fonde sur ce qu’elle symbolise : une Belgique qui gagne, un pays uni, ouvert sur le monde. L’homme est né à Meensel-Kiezegem, non loin de Tirlemont. A la différence de son frère et de sa s£ur, scolarisés en néerlandais, il a fréquenté une école francophone. Il a vécu à Woluwe-Saint-Pierre, avant de déménager en périphérie, à Kraainem, puis à Meise. Il réside aujourd’hui à Monaco, parle anglais et considère l’Italie comme sa seconde patrie.

Les autorités politiques ont compris le parti qu’elles pouvaient en tirer.  » Soyons clairs, Merckx, c’est une icône « , certifie Philippe Close (PS), échevin du Tourisme à la ville de Bruxelles. L’un et l’autre ont voyagé ensemble à l’occasion d’une mission à Londres pour promouvoir la capitale belge.  » C’est un ambassadeur hyper-populaire, qui ouvre bien des portes. Vous êtes avec Eddy Merckx, tout de suite, la réunion prend une tournure agréable. Tout le monde le reconnaît, tout le monde le trouve chaleureux. « 

 » En termes de marketing, c’est clair qu’il incarne quelque chose, poursuit Philippe Close. Bruxelles a longtemps été perçue comme une capitale administrative un peu grise. Alors, une émission de la télé française ou américaine qui montre Merckx déambuler dans les rues de Bruxelles, ça n’a pas de prix. Il se prête au jeu, et cela donne à la ville une image positive et enthousiasmante. Il se situe au niveau de Brel, voire plus, car Brel existe moins en dehors du monde francophone. « 

Un enthousiasme partagé par Claude Eerdekens (PS). Ministre des Sports de 2004 à 2007, celui-ci a envisagé d’engager Eddy Merckx comme conseiller et ambassadeur du sport francophone.  » Pour l’image de la Communauté française, ça aurait été bien. Il fait partie de l’histoire du pays, comme Tintin, et il garde un pouvoir d’attraction fantastique. Mais on m’a répondu qu’il était déjà dans 36 choses, qu’il n’avait pas le temps, mais qu’on pourrait toujours lui demander conseil. « 

Jean-Pierre Grafé (CDH), autre ancien ministre des Sports, a lui aussi fait régulièrement appel au champion.  » D’autres vedettes se prennent pour Dieu le Père ou se font monnayer, raconte-t-il. La plupart vous disent : d’accord, ma secrétaire vous enverra la facture. Lui répond toujours présent, sans poser aucune condition financière. « 

Eddy Merckx, 66 ans, préside aujourd’hui le Comité de développement du sport belge, un organisme qui récolte des fonds et recherche des sponsors pour soutenir les athlètes noir-jaune-rouge.  » Nous avons rencontré plusieurs partenaires grâce à Eddy, se félicite Thierry Zintz, vice-président du COIB, le Comité olympique belge. Son renom représente un atout exceptionnel. Il connaît beaucoup de gens et beaucoup de gens apprécient de le rencontrer. « 

Liège et Louvain-la-Neuve se disputent le futur centre sportif de haut niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Merckx, sollicité, accepte de parrainer la candidature louvaniste. Michel Drucker anime une émission spéciale depuis la Grand-Place de Bruxelles ? Il insiste pour avoir le champion cycliste sur son plateau. La Cité ardente veut marquer le coup, cent jours avant d’accueillir le départ du Tour de France ? Eddy répond présent, et pose aux côtés de Willy Demeyer, Alain Mathot et Marcel Neven, les bourgmestres des trois villes étapes (Liège, Seraing, Visé).

La presse sportive, elle aussi, s’arrache Eddy. Merckx est désormais consultant pour le quotidien Le Soir, auquel il livre ses

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