Le  » non  » existe, chez nous aussi

Pas de référendum, pas de grand débat. Du coup, la voix des opposants belges au traité européen est fort peu relayée par les médias. Mais le monde politique commettrait une grave erreur s’il n’entendait pas leur message

Les Belges seraient-ils de  » braves  » Européens, unanimement acquis aux vertus du projet de traité, malheureusement mort-né pour les raisons que l’on sait ? En tout cas, on n’a point connu, chez nous, l’effervescence de la France. Là, le débat autour du traité européen a chamboulé le sérail politique, réintroduit de l’enthousiasme dans la vie publique et libéré la parole, y compris la parole  » alternative  » de ceux qui, d’habitude, n’ont pas vraiment droit au chapitre. En Belgique, en l’absence de référendum sur la ratification, le monde politique et les intellectuels n’ont pas dû jouer la corde de la passion pour défendre leurs points de vue. On a entendu et lu de très bons arguments, à commencer dans les pages du Vif/L’Express. Mais le débat (?) est resté atone, les conversations polies, l’indifférence citoyenne largement répandue. Au Parlement fédéral, les intervenants se sont exprimés devant des travées singulièrement clairsemées, et les élus ont voté comme on s’acquitte d’une formalité : sans le moindre enthousiasme.

Le 8 juin, à Namur, l’assemblée du parlement wallon n’était guère plus fournie. Pourtant, le débat se tenait devant les caméras d’une télévision communautaire et s’annonçait contradictoire. Ricardo Petrella, l’iconoclaste professeur d’économie politique (UCL) et président passionné du Comité international pour un contrat mondial de l’eau, figurait parmi les invités. Il ne s’est pas privé de dire tout le mal qu’il pensait de ce traité, et ce sous les applaudissements nourris… des élus du Front national. Bernard Wesphael, député wallon (Ecolo), incarnait la minorité du non au sein des élus sudistes et la frustration de ceux qui auraient aimé que l’adhésion de la Belgique au traité européen fasse l’objet d’un référendum. Mais le temps de parole des intervenants était compté : au total, trois heures et quarante minutes très exactement, c’est-à-dire le temps du  » direct  » diffusé par la télé. Pas de quoi permettre aux rares partisans du non de développer un argumentaire nourri.

A l’extérieur du bâtiment, l’ambiance contrastait résolument avec celle, feutrée, de rigueur au  » Grognon « . Quelque 200 opposants s’étaient réunis à l’appel d’Attac, de la CGSP (Centrale générale des services publics/FGTB), du Parti communiste (PC), du Parti du travail de Belgique (PTB) et du Rassemblement Wallonie-France, le parti réunionniste de Paul-Henri Gendebien. Jean-Maurice Dehousse (PS), l’ancien bourgmestre de Liège, farouche opposant au traité,  » mais néanmoins très Européen  » selon ses propres termes, était très en verve. Sa voix portait loin, en bord de Meuse, ce mercredi-là. Guy Biamont, président de la CGSP, était lui aussi en rogne : invité à assister au débat qui se tenait à l’intérieur de l’hémicycle, il n’avait pas pu y prendre la parole. Dans ces conditions, il a préféré rejoindre, sur le pavé,  » le non populaire « , comme il dit.  » Plus le temps passe, plus on débat, comme en France, et plus le non émerge. Le refus du monde politique belge d’organiser un référendum vise à éviter un débat qui, s’il avait lieu, serait certainement aussi animé que dans les pays voisins « , s’indigne Biamont.

C’est ce que pensent, aussi, les militants du  » non de gauche  » réunis, le dimanche 14 juin, à Bruxelles, pour fêter le résultat du référendum français. Parmi eux, Georges Debunne, ancien président de la FGTB (le syndicat socialiste) et fondateur de la Confédération européenne des syndicats (CES) : il savoure visiblement la victoire du non d’outre-Quiévrain. Cinq jours plus tard, le vendredi 17 juin, Christophe Doulkeridis (Ecolo), le président de la Commission communautaire française (ou  » parlement francophone bruxellois « ) demandait le report de la ratification, par son assemblée, du traité européen. Il n’a pas été entendu, mais sa fronde a fait couler un peu d’encre : pensez-vous, tenir pareils propos le jour même de l’ouverture du Sommet européen à Bruxelles !

Ainsi, le  » non  » existerait bel et bien, chez nous aussi ? Il existe, oui, et pas seulement dans les rangs de l’extrême droite, par définition adepte de la  » préférence nationale  » et peu encline à l’ouverture. Ses partisans forment, bien sûr, une troupe hétéroclite, des  » irréguliers  » aux uniformes disparates. Ils comptent des communistes, des trotskistes, des altermondialistes, des militants associatifs non encartés, des syndicalistes (et pas seulement issus de la FGTB ; la chrétienne CNE a aussi ses opposants au traité), ainsi que d’éminents professeurs d’université, et quelques membres  » répertoriés  » du PS, du SP.A et d’Ecolo. Dans ces partis, on sait à quel point un référendum sur la Constitution européenne aurait pu nuire à l’esprit de corps… Certes, les opposants au traité ne bénéficient pas, chez nous, d’une grande visibilité dans les médias. Mais leur discrétion est trompeuse : les  » révoltés « , résolument modernes dans leur manière de communiquer, se répandent avec talent et prodigalité sur la Toile. Laquelle est fort fréquentée par les jeunes. Bien davantage que les médias traditionnels. Les forums de discussion sont légion, où les  » simples  » citoyens donnent libre cours à leurs inquiétudes, à leur désarroi, à la colère parfois. Des étudiants s’insurgent contre la confiscation du débat politique par l’  » intelligentsia  » partisane. D’autres râlent contre la  » papacratie  » et le népotisme, ces sales habitudes des partis traditionnels. Des travailleurs y témoignent de leur peur du chômage, de la mondialisation et des délocalisations. Des chômeurs y clament leur dégoût d’une société  » humains exclus « . On y lit aussi des mamies, inquiètes de l’avenir de leurs petits-enfants et de l’arrivée, chez nous, des  » plombiers polonais  » qui bradent les prix de la main-d’£uvre. Et on s’y sensibilise aux arguments de ceux, une multitude, qui ne se sentent pas bien dans une société où la quête du profit se substitue au lien social, où l’efficacité s’impose devant le respect de l’autre, où l’égoïsme prend le pas sur l’équité.

On a déjà entendu cela quelque part ? Bien sûr. C’est ce message-là qu’a majoritairement exprimé la cohorte des  » nonistes  » français, et il ne s’agit pas là d’une préoccupation purement  » nationale « . Les responsables politiques belges devraient s’en soucier d’urgence. Les derniers sondages d’intentions de vote confirment la perte de crédibilité du gouvernement de Guy Verhofstadt et l’impopularité de son parti, le VLD, et pointent le PS en baisse en Wallonie. Si le message que tentent de faire passer les citoyens  » de base  » n’était pas entendu, ces tendances risquent bien de se voir confirmer dans les urnes électorales, le moment venu. Et l’absence de référendum n’y changera rien.

Isabelle Philippon

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