Juan Carlos Ah ! Quel malheur d’avoir un gendre !

A Madrid, les ennuis judiciaires du mari de l’infante Cristina, impliqué dans une affaire de corruption, inquiètent la Maison du roi. La révérence dont jouissait celui-ci risque d’en être diminuée.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

En temps normal, le 23 février est une date fétiche dans le calendrier de la monarchie espagnole. Ce jour-là, le royaume célèbre la fermeté d’âme de Juan Carlos de Borbón y Borbón qui, voilà trois décennies, sut faire échec à un coup d’Etat militaire et consolida la démocratie. Mais, cette année, l’heure n’est pas à la liesse. Le 25 février, Son Excellence Iñaki Urdangarin, duc consort de Palma de Mallorca, époux de l’infante Cristina, fille du souverain, père de quatre enfants tous titrés  » Grands d’Espagne « , est appelé à comparaître devant le juge d’instruction José Castro au tribunal de Palma. Le gendre du roi doit être entendu dans une affaire portant sur la  » falsification de documents, le détournement de fonds publics et la fraude « . La justice veut comprendre comment et pourquoi Urdangarin, 44 ans, a pu, via Noos ( » esprit « , en grec), un institut sans but lucratif qu’il a présidé entre 2004 et 2006, faire transférer vers ses propres sociétés privées, puis, en partie, vers des paradis fiscaux, des millions d’euros versés, entre autres, par les Régions autonomes des Baléares et de la Communauté de Valence, officiellement pour l’organisation de congrès. Depuis Washington, où il est salarié par l’opérateur de télécoms Telefonica depuis l’été 2009, le duc,  » très serein « , prépare  » du matin au soir  » son audition, a déclaré son avocat. Tout en fuyant – littéralement – les médias : la semaine dernière, une équipe de télévision le filmait en train de détaler, comme un lapin, devant les caméras. L’impression fut désastreuse.  » Mais que fuit donc Urdangarin ?  » feignait de s’interroger le journaliste.

Une illustration du versant sombre de l’ère Aznar

A cette question, chaque Espagnol est déjà en mesure d’apporter sa réponse. Car, tout en respectant la présomption d’innocence du duc, les quotidiens déversent, jour après jour, des témoignages accablants. Emplois fictifs, paiements en liquide, contrats sans appel d’offres, factures non justifiées, domestiques de la résidence privée payés par les entreprises, vrais-faux rapports plagiés sur Internet en guise d’études grassement rémunéréesà c’est le grand déballage. Face au juge, l’associé d’Urdangarin, Diego Torres, lui, est resté silencieux.

Tout avait commencé sous des auspices si favorables, pourtant. L’opinion avait adoré cette idylle d’une princesse épousant, il y a quinze ans, un berger – pas un noble mais un rejeton de la bonne bourgeoisie. Le garçon était beau, un grand blond, yeux bleus innocents et sourire lumineux ; la princesse, follement amoureuse. Iñaki venait d’une famille nationaliste basque ; son mariage avec la fille du roi était l’augure d’une réconciliation nationale dans un pays toujours inquiet pour sa cohésion territoriale. Champion olympique de handball, il avait porté haut les couleurs de l’Espagne. Pressé par sa fille qui menaçait de s’en passer, Juan Carlos donna son consentement. Comment ce conte de fées moderne s’est-il brisé sur des tripotages financiers ? Pourquoi l’achat (6 millions d’euros, plus 1 de travaux) de ce palais trop clinquant à Barcelone, qui commença à faire jaser ? L’époux de la princesse a- t-il été saisi par la folie des grandeurs ? A-t-il voulu, par l’argent, racheter ses origines ?

L’affaire Urdangarin illustre le versant sombre des années d’enrichissement rapide de l’ère Aznar, président du gouvernement de 1996 à 2004. Cette décennie de forte croissance fut aussi celle de la corruption de barons locaux à la tête des Régions autonomes. Celle d’une collusion d’intérêts entre élus et hommes d’affaires, dont les marchés publics et la spéculation immobilière ont été les terrains de jeu favoris. Celle enfin d’un sentiment d’impunité pour ceux qui appartenaient au premier cercle du royaume. Epoque révolue. Aujourd’hui, la justice multiplie les instructions.

Le scandale causé par le gendre a ébranlé jusqu’à la Zarzuela, ce pavillon de chasse dans la banlieue de Madrid où vit Juan Carlos. Le 12 décembre, la Maison du roi annonce que le duc est relevé de tous ses devoirs officiels pour comportement  » non exemplaire « . Cruelle litote qui vaut bannissement. Douze jours plus tard, le roi lui-même, dans son discours de Noël, croit nécessaire de préciser que  » chaque acte censurable doit être jugé et sanctionné selon la loi ; la justice est égale pour tous « . Dans la foulée, le palais rend publique, pour la première fois, la ventilation des 8,4 millions d’euros attribués par l’Etat à la Maison pour l’année 2011 – en rappelant que ce budget a baissé de 5 % par rapport à l’année précédente. Autant de gestes qui trahissent sa nervosité. Car l’opinion s’interroge : jusqu’à quel point le beau-père était-il au courant des agissements de son gendre ? Visiblement mandaté pour rassurer le bon peuple, un proche de Juan Carlos, le juriste Gregorio Peces-Barba, un des pères de la Constitution, déclare ainsi, à la télévision, que le souverain avait enjoint très tôt Iñaki d' » abandonner ses affaires « . Mais, dit-il, en montrant ses oreilles,  » c’est entré par ici et sorti par là « .

La Maison royale a de sérieuses raisons de s’affoler. D’abord, l’infante Cristina, associée aux entreprises privées de son mari, pourrait être personnellement impliquée. Partie civile au procès, un syndicat d’extrême droite, Mains propres, a demandé, la semaine dernière, la mise en examen de la princesse au motif qu’elle  » ne pouvait ignorer  » bénéficier de  » revenus obtenus frauduleusement « . Un membre du Tribunal suprême, Ramon Soriano, a déjà appelé à sa convocation par le juge d’instruction afin que  » le citoyen croie en la justice « . Surtout, la personne même du roi, dont le caractère  » inviolable  » est garanti par la Constitution, est désormais en première ligne.  » La conjuration du silence qui a protégé la monarchie en lui assurant l’impunité pendant trente-cinq ans, c’est fini, assure le sénateur Iñaki Anasagasti (PNV, Parti nationaliste basque). Le peuple commence à se réveiller et à poser des questions sur les commissions que le roi a touchées de la part d’hommes d’affaires et grâce auxquelles il a pu constituer son patrimoine privé.  » Longtemps à l’abri de toute critique – à droite, parce que la République reste liée au souvenir de la guerre civile ; au parti socialiste, parce que le roi fut garant de la transition démocratique – Juan Carlos a bénéficié d’une clémence sans équivalent pour un chef d’Etat européen. Sa vie amoureuse, ses disparitions fréquentes, sa familiarité avec des magnats en prise avec la justice, ses liens avec de généreux souverains arabes n’ont été évoqués que dans de rares livres restés confidentiels. Jamais dans les grands médias ni dans la classe politique, sauf à l’extrême gauche ou dans les rangs nationalistes. Les conditions dans lesquelles des yachts luxueux ont été offerts à la famille royale n’ont pas soulevé non plus d’émoi. Mais le tabou se lève.

 » La famille royale doit être un exemple moral « 

La semaine dernière, une chaîne catalane programmait le documentaire Monarchie ou République ?, prêt depuis deux ans et dont, après les socialistes, la droite au pouvoir voulait empêcher la diffusion.  » L’heure de l’ouverture de la chasse a sonné, estime Mayte Quilez, directrice de l’hebdomadaire satirique El Jueves. Car, en période de crise comme aujourd’hui – l’Espagne compte 22,9 % de chômeurs -, l’opinion ne peut accepter que la famille royale ne soit pas l’exemple moral qu’elle est supposée être.  » Ce journal avait été condamné, en 2007, en vertu d’une loi protégeant la famille royale, pour une caricature du prince chevauchant son épouse et se vantant de ne jamais avoir autant travaillé de sa vie. Dans ses derniers numéros, l’hebdo a ironisé sur une infante  » idiote  » et traité le roi de  » crétin de la semaine « . Cette fois, il n’a fait l’objet d’aucune poursuite.

JEAN-MICHEL DEMETZ

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