Les mystères du casse du siècle

Cet été, Le Vif/L’Express a choisi de voyager de pays en pays en racontant sept grands faits divers. Thrillers psychologiques, phénomènes sociologiques, polars troublants, romanesques, parfois historiques, qui nous emmènent de Suède en Espagne, de France en Allemagne et au Royaume-Uni, en passant par les Etats-Unis. Cette semaine : la Suisse, où les millions de devises étrangères volés à l’UBS laissent toujours rêveur

Il y avait le trésor des Templiers. Il y a désormais le magot de l’UBS. Le butin dérobé à l’agence de l’Union de banques suisses, à Genève, est de ceux qui forgent les légendes. Un dimanche de printemps, en 1990, un commando raflait l’équivalent de 18,9 millions d’euros en petites coupures étrangères. De ce formidable butin on n’a jamais retrouvé un seul kopeck. Le  » casse du siècle « , dit-on toujours sur les bords du Léman.

Michel F. commence par exiger des explications auprès de l’intermédiaire qui lui a présenté les membres de l’équipe. A l’époque, sur le conseil d’un avocat niçois, ceux-ci cherchaient seulement à rencontrer un banquier suisse pour placer leur argent. Cet industriel lyonnais, qui fond des lingots d’argent pour l’UBS, affirme donc ne rien savoir du vol. Il lui conseille de s’adresser à l’avocat niçois présenté comme le  » défenseur des braqueurs « . Michel F. joue décidément de malchance. La récompense promise par la banque (10 % du montant du butin) commence en effet à aiguiser les appétits. Aussitôt la conversation terminée, l’industriel dénonce Michel F. à l’UBS. Le prof de gym, qui ne se doute pas qu’il vient d’être  » balancé « , file sur la Côte d’Azur, au cabinet de l’avocat niçois. Et se métamorphose en espion : il cache un magnétophone dans sa poche. A deux reprises, le 26 avril, puis le 4 mai 1990, il enregistre ses conversations avec l’homme de loi. C’est ainsi qu’il obtient une piste qui conduit tout droit à Bastia. Michel F. va se frotter, sans s’en douter, à la  » Brise de mer « , comme les policiers ont surnommé l’équipe corse la plus influente de ces années-là.

La piste française s’avère nettement plus chaotique. Les policiers de l’Office central pour la répression du banditisme (OCRB) tentent de remonter, contre le vent, la piste de la Brise. Un vaste coup de filet est lancé les 15 et 16 janvier 1991. L’inspecteur Mattille et son adjoint font, pour l’occasion, le voyage de Genève à Bastia. Leur venue ne passe pas inaperçue. Dans un bar voisin, un inspecteur bastiais lance même à la cantonade :  » Un pastis pour ces messieurs de la police suisse !  »  » Le matin de l’interpellation, se souvient Mattille, un papy en marcel nous attendait, sur un chemin de terre : ôAh ! Je vous cherchais ! nous a-t-il lancé. Les Patacchini sont partis. Restez pas là : je vous ai préparé le café à la maison ! »  » André Benedetti a préféré, lui aussi, prendre un peu de  » recul « . Après une courte cavale, il rentre dans son appartement bastiais, où il s’aménage une planque dans un meuble qui sert habituellement à abriter la machine à laver. Il y a installé deux loquets, qu’il tire de l’intérieur en cas d’alerte. Mais, en septembre 1991, l’OCRB finit par le débusquer dans sa cache. Jacques Patacchini est, lui, arrêté dans une galerie marchande de Saint-Laurent-du-Var, le 13 janvier 1992, alors qu’il achète des jumelles. Son frère Joël, puis Alexandre Chevrière, l’autre homme figurant sur la photo prise à Genève, tombent à leur tour. Mais, coup de théâtre, pour la journée du casse, ce dernier fournit un alibi en apparence imparable : Chevrière se souvient d’avoir été contrôlé, le 25 mars 1990, vers 9 heures du matin, dans un bar de Marseille. La vérification est aisée, puisque la  » preuve « , le procès-verbal d’intervention, dort dans les archives de  » l’Evêché « , le quartier général de la police à Marseille. Mais en l’examinant les enquêteurs se rendent compte qu’il s’agit d’un faux, rédigé par un complice !

Des galéjades, le dossier en connaîtra bien d’autres. Prenez la cavale de Richard Casanova, dit  » Charles « , présenté par l’accusation comme la cheville ouvrière du commando. L’homme, qui a fêté ses 45 ans le 3 juillet 2004, n’a jamais été retrouvé. En 2001, on a presque failli l’oublier judiciairement : pendant quelques mois, son nom a mystérieusement disparu du fichier des personnes recherchées pour l’affaire de l’UBS. Et, si le patronyme de Casanova s’est perdu dans les méandres judiciaires, l’affaire de l’UBS a bien failli sombrer tout entière. Il aura ainsi fallu attendre plus de quatorze ans pour que les quatre Français soient jugés devant la cour d’assises de Paris. Le dossier avait été renvoyé, une première fois, devant un jury, en mai 2001, mais les avocats des accusés, notamment les pugnaces Mes Thierry Herzog, Pierre Haïk et Jean-Yves Liénard, ont fait justement remarquer que leurs clients n’avaient jamais été confrontés à leurs principaux accusateurs…

Le 7 juin dernier, trois bons pères de famille, impliqués dans l’action humanitaire ou responsables de clubs de football, se présentent libres devant la cour d’assises de Paris. Seul Chevrière est encore détenu. Pendant toute l’instruction, ils ont protesté de leur innocence. Benedetti, qui depuis sa sortie de prison, pour Noël 1993, a toujours strictement respecté son contrôle judiciaire, veut à la rigueur endosser l’habit du fraudeur, mais pas la combinaison du braqueur. D’ailleurs, le jour du hold-up, il se trouvait à Bastia. Jacques Patacchini rappelle qu’il s’est rendu à la frontière suisse, au début de l’année 1990, pour acheter des meubles (ce que des investigations ont confirmé) et qu’il recherchait, par la même occasion, un prêt bancaire avantageux. Son frère Joël sous-entend qu’il appréciait le sens de l’hospitalité des escort girls genevoises. Chevrière, lui, accompagnait ses amis pour se changer les idées tant il est monotone de vendre des jeans contrefaits sur les marchés à Marseille. Leurs avocats font remarquer qu’ils sont descendus sous leur véritable identité à Genève, qu’on n’a pas retrouvé leur ADN sur les mégots de la planque, alors qu’ils fument  » comme des locomotives « , qu’aucun centime suspect n’a alimenté leur patrimoine, qu’ils ont fui parce qu’injustement accusés et, enfin, que les témoins varient dans leurs déclarationsà

Les témoins, justement. Ils étaient la clef du procès et on ne les voit guère. Michel F. a décliné l’invitation et û par peur, volonté de tourner la page ou les deux û il refuse d’en dire plus.  » Traumatisé « , le vigile condamné ne vient pas non plus. L’homme d’affaires lyonnais qui a dénoncé F. est mort (de mort naturelle) il y a près de deux ans. Quant à l’avocat niçois qui a servi d’intermédiaire, il est soupçonné d’avoir empoché une partie de la récompense de la banque. Rien d’étonnant à ce qu’il manque de trépasser à chaque convocation judiciaire. Cette fois, le malaise cardiaque l’a rattrapé in extremis à Vintimille, la veille de l’ouverture du procès. L’avocat général, Philippe Bilger, tour à tour aimable et grinçant, tempête contre ces pieds de nez à la justice,  » cette litanie d’absences et d’excuses « . Quant aux témoins qui acceptent de venir, ils tremblent de peur d’en dire trop ou trop peu. L’un d’eux reconnaît même avoir été approché par l’un des membres de la Brise. Le verdict, lui, tombe nuitamment, à 2 heures du matin, le 12 juin dernier : les quatre accusés sont acquittés (1).  » Je ne réalise pas encore. Ces années de procédure, c’est comme un long cancer, confie Jacques Patacchini au Vif/L’Express. J’ai hésité à faire confiance à la justice. Au début, j’ai même cru qu’il s’agissait d’un procès truqué.  » l

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(1) Chevrière a aussitôt été libéré. Deux jours plus tard, il était grièvement blessé dans un guet-apens à Mimet (Bouches-du-Rhône).

La semaine prochaine : Le cauchemar de Dolorès Vazquez

Jean-Noël Cuénod et Eric Pelletier Dessins : Loustal

… Les braqueurs ne lui ont laissé que des clopinettes…… Malgré la régularité des contacts et l’apparente bonhomie de ses associés, Michel F. n’est pas rassuré…… Après une courte cavale, il rentre dans son appartement bastiais, où il s’aménage une planque

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