Le tabou de l’indépendance

Et si, derrière le mouvement de protestation contre la vie chère, se dessinait, en creux, un autre objectif, plus politique : celui de l’indépendance de l’archipel ? Pas sûr que la population suive…

de notre envoyé spécial

Il n’est ni le  » Che caribéen  » que certains voudraient bien voir en lui. Ni le messie qu’un peuple enflammé attendrait toute la journée devant les grilles du palais de la Mutualité, fief défraîchi du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), dans le centre de Pointe-à-Pitre. A 42 ans, Elie Domota, secrétaire général de l’UGTG et porte-parole du  » collectif contre l’exploitation outrancière « , qui mène la grève générale en Guadeloupe depuis le 20 janvier, fait certes figure de véritable rock star, adulée par beaucoup, haïe par quelques-uns. Un héros qui enchaîne les apparitions dans les 20 Heures et reste difficile à approcher, toujours entouré d’une impressionnante garde prétorienne.

Mais ce père de trois enfants, directeur adjoint de l’ANPE dans le civil, se révèle surtout un maître tacticien dont le sens politique fait l’admiration – et l’agacement – de ses adversaires. Un stratège capable de souffler le chaud comme le froid, le raidissement du conflit comme l’appel au calme. Un dur, aussi, qui sait manier l’ambiguïté et la démagogie en évoquant, par exemple, dans un entretien à Libération, les  » charters de gendarmes  » venus  » casser du nègre « .

Que veulent vraiment Domota et le LKP ? Sur le papier, les choses sont claires : 132 revendications ont été précisément formulées. Rien de moins, rien de plus. Mais, sur le fond, qu’il l’assume ou non, Elie Domota, à la tête d’un vaste collectif qui rassemble – notamment – de nombreuses sensibilités du mouvement indépendantiste guadeloupéen, apparaît désormais comme un véritable dirigeant politique.

Une volonté d’aboutir mise en doute

Après cinq semaines de blocage de l’archipel, Domota et le LKP n’ont pas cédé d’un pouce – tout en revenant à la table des négociations – pour exiger 200 euros d’augmentation sur les bas salaires. Ont-ils encore la volonté d’aboutir ? Dans le camp d’en face, les représentants patronaux en doutent fortement.  » On a l’impression qu’ils ne souhaitent pas négocier, lâche, d’une voix lasse, Willy Angèle, président du patronat guadeloupéen.  » Christophe Louis, responsable de la CGPME, va encore plus loin :  » Ils veulent le chaos, ruiner les entreprises et installer leur ordre nouveau, affirme-t-il. Et ils sont en train d’y parvenir : ce qu’ils n’ont pu obtenir par les urnes, ils l’auront par la rue.  » La déstabilisation derrière la défense du pouvoir d’achat ; l’indépendance après la révolution économique et sociale : l’hypothèse est tentante et fait florès, chez les adversaires du LKP et chez d’autres, au fur et à mesure que la situation se dégrade.

Un débat que les responsables du mouvement, de leur côté, évitent soigneusement depuis le début. Lors des premières séances de négociations, Elie Domota a bien précisé que le mouvement luttait contre la  » profitation « , rien d’autre. Et, en cinq semaines de bataille, dans les cortèges comme dans les propos des dirigeants du LKP, pas un mot ni un slogan sur l' » évolution statutaire « , selon l’expression consacrée qui désigne les débats autour d’un nouveau cadre institutionnel pour la Guadeloupe.  » Le mouvement actuel est une vraie révolution. Pourtant, il ne vise pas l’indépendance ou l’autonomie, mais d’abord un changement de la société « , estime l’historien Jean-Pierre Sainton, maître de conférences à l’université Antilles-Guyane, proche du LKP. Avant d’ajouter :  » Mais il est clair qu’il pose le changement de statut non comme un objectif, mais comme un moyen de parvenir à changer la société. « 

Et pour cause : les stratèges du LKP se souviennent parfaitement qu’en 2003 les Guadeloupéens ont déjà été consultés sur la fusion du département et de la Région, préalable à la mise en place d’institutions propres à l’archipel. Résultat net et sans bavure : 72,98 % de non. Aussi n’est-il pas question d’affoler une population qui soutient le mouvement avant tout parce qu’il lutte contre les inégalités et la vie chère. Ni de faire partir en fumée la cohésion du collectif LKP, qui rassemble 49 organisations (syndicats, associations, etc.) sous l’effet des désaccords sur cette question qui fâche.  » La traduction politique du mouvement s’annonce extrêmement complexe, analyse Justin Daniel, maître de con-férences en sciences politiques et directeur du Centre de recherches sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe. Autant il est facile de mobiliser largement sur le thème du pouvoir d’achat, autant il me paraît compliqué de dessiner des perspectives politiques. « 

Pas étonnant, dans ces conditions, que les propositions de Nicolas Sarkozy agacent. Le président remet sur la table le débat institutionnel, ce qui impliquerait, comme en 2003, une consultation de la population, pour les DOM qui en feraient la demande, ainsi que le précise la Constitution. Elie Domota et les siens flairent le piège :  » Le changement statutaire ne figure pas dans notre plate-forme de revendications, répond Raymond Gama, membre de la garde rapprochée de Domota. Il ne fait partie ni du fondement ni de l’esprit du LKP. Nous considérons que l’évocation du sujet est une man£uvre. « 

Le LKP est là pour longtemps

Pour d’autres, s’il est encore trop tôt pour en parler, l’actuel mouvement permet de prendre date :  » L’objectif essentiel de nos revendications est d’amener le peuple à prendre conscience de la situation, de lui apporter un éclairage suffisant pour, le moment venu, faire le bon choix, explique Rosan Mounien, ancien de l’Union pour la libération de la Guadeloupe, cofondateur de l’UGTG et membre du LKP. Il s’agit donc non pas d’un programme de gouvernement, mais d’une éducation populaire pour créer une citoyenneté populaire. Pour qu’à l’heure du choix fondamental les Guadeloupéens ne soient pas effrayés par des arguments simplistes, tels que ceux qui avaient été développés lors du référendum de 2003. Ce n’est donc pas un programme a priori destiné à la prise du pouvoir. « 

Combien de temps le LKP pourra-t-il tenir cette subtile position ? De droite à gauche, à la Guadeloupe comme en métropole, tout le monde en convient : il faut faire évoluer le cadre institutionnel. Elie Domota l’a déjà annoncé : même s’il obtenait les 200 euros, le mouvement ne serait que suspendu, vu l’ampleur de la tâche qui attend les différentes parties pour mettre en £uvre un éventuel accord. Le LKP est donc là pour longtemps. Et il devra tôt ou tard se prononcer sur l’épineuse question statutaire.

pierre-yves lautrou, avec Hervé Pédurand à Pointe-à-Pitre

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