Enquête sur un Bruegel

Guy Gilsoul Journaliste

La chute des anges rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien est l’une des fiertés des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles. Une oeuvre complexe qui livre aujourd’hui ses secrets.

La scène se passe au ciel avant la création du premier homme. Au centre, l’archange Michel lutte contre Lucifer et son armée de rebelles. Qui va l’emporter et quel message Bruegel voulait-il délivrer ? L’hypothèse proposée par Tine Luk Meganck (1), une chercheuse attachée aux MRBAB, titulaire d’un doctorat en Histoire de l’art à l’université de Princeton, aux Etats-Unis, repose sur une vaste recherche portant sur le contexte social et politique d’une année peu étudiée jusqu’ici et que le maître a indiquée sous sa signature au bas de l’oeuvre : 1562. Pour l’experte, Bruegel  » a fait d’un thème traditionnel et dévotionnel un commentaire novateur sur son propre temps, situant la peinture au coeur de la culture encyclopédique des Temps Modernes « .

En 1566, soit quatre ans près la réalisation de La chute des anges rebelles, éclate la révolte des Gueux qui signera la fin de la cohabitation entre catholiques et protestants et la prochaine séparation entre les provinces du sud (demeurant sous domination espagnole) et du nord (les Pays-Bas protestants). Comme d’autres, Bruegel craignait cette montée de violence et ce d’autant qu’il quitte, en 1562, Anvers pour Bruxelles où vivent de nombreux collectionneurs dont le très influent cardinal de Grandville. Car si l’homme politique est ambitieux, sa collection d’oeuvres d’art (dont La mort de la Vierge de Bruegel) privilégie les artistes qui défendent une identité locale. Ainsi possède-t-il la reproduction tissée du Jardin des délices de Jérôme Bosch, laissant à son adversaire politique (Guillaume d’Orange), la version peinte. Grandville apprécie donc l’art du siècle précédent et sans aucun doute, l’élégante facture de celui qui fut le peintre officiel de Bruxelles, Rogier van der Weyden auquel Bruegel fait référence dans la représentation de saint Michel.

Dans la composition très chargée de La chute des anges rebelles, certaines images renvoient à Bosch : comme la viole de gambe métamorphosée en instrument de torture. Mais un examen plus attentif permet de situer l’origine de ce répertoire affolant dans l’observation qu’a pu en faire Bruegel au coeur même des cabinets d’amateurs qu’il fréquentait, à Anvers déjà, chez le géographe Ortelius. Or, on y trouve, importées depuis peu, des curiosités naturelles de ces nouveaux mondes récemment conquis et qui modifient profondément tout à la fois le concept d’humanisme et la carte géopolitique. La perspective d’une révolte dont Bruxelles est l’épicentre proviendrait-elle de ces bouleversements de la conscience ?

Bruegel entremêle les références à la bible et à l’exotisme. Dans la première catégorie, voici au centre le monstre de l’Apocalypse avec son corps serpentin et ses quatre têtes ici couronnées. On voit aussi haut dans le ciel Belzébuth enchaîné et auréolé par un nuage de mouches et sans doute Lucifer aux ailes noires dont le corps est coupé par le bord du tableau. Les rebelles, eux, se métamorphosent dans le chaos et l’horreur. Au bas, écrasé par deux poissons, un homme nu porte sur le dos de véritables plumes de perroquets venues de l’Amérique lointaine. D’autres créatures lui font cortège : tétraodon, squelette d’autruche, papillon géant et fleur carnivore.

Mais Bruegel cite d’autres dangers comme ce casque d’Ottoman alors que les armées turques sont aux portes de l’Europe. Il montre aussi les inventions nouvelles comme les cadrans solaires dont il fait un bouclier. Oui, Bruegel a peur, comme Grandville, et il en pointe la cause : l’orgueil. Le tableau a-t-il plu à Grandville ? L’histoire ne nous le dit pas. Mais lorsque la révolte éclate, Bruegel change de registre. Il peint un Dénombrement de Bethléem sur fond de village brabançon figé par la glace et la neige.

(1)Pieter Bruegel The Elder. Fall of the Rebel Angels par Tine Luk Meganck, Silvana Editoriale et Royal Museums of Fine Arts of Belgium, 200p. (en anglais).

Guy Gilsoul

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