Que cache l' » affaire De Tandt  » ?

Une juge surendettée soupçonnée de corruption, un avocat sulfureux qui crie au complot, un patron de la police judiciaire fédérale aux amitiés douteuses. Qui sont les personnages clés du mauvais vaudeville qui ébranle la justice bruxelloise ? Et, surtout, qui défend l’intérêt de qui, dans cette nébuleuse affaire ? Notre enquête.

Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Depuis les révélations du journal De Tijd (le 13 août), le monde judiciaire est en ébullition. Et pour cause. Le duel qui oppose le superflic Glenn Audenaert à la juge Francine De Tandt, avec l’avocat Robert Peeters en embuscade, tourne au polar de série B. Ses répercussions pour l’institution de la justice sont inquiétantes. Car, dans cette affaire poisseuse, intérêt personnel et intérêt général semblent se confondre.

Voici le pitch en résumé : Glenn Audenaert, patron de la police judiciaire fédérale (PJF) de Bruxelles, a alerté le ministre de la Justice, car il soupçonne le parquet général de vouloir protéger la juge Francine de Tandt, présidente du tribunal de commerce de Bruxelles. Celle-ci se serait laissé corrompre par l’avocat bruxellois Robert Peeters. Mais ce dernier accuse Audenaert de le viser pour aider un ami fortuné, poursuivi pour fraude fiscale par la justice de Louvain. De Tandt vient également de déposer plainte contre le policier. Pire qu’un casse-tête chinois !

Pour suivre cet imbroglio ahurissant, il faut remonter à la date clé du 12 février 2004. Ce jour-là, des enquêteurs de Glenn Audenaert débarquent dans le bureau de l’avocat Robert Peeters, à Overijse. Ils saisissent 27 caisses de documents. Peeters est emmené à la prison de Forest, sur ordre du juge d’instruction bruxellois Jeroen Burm. Il y restera six jours. Le juge l’inculpe de blanchiment, d’escroquerie, de détournement et d’abus de confiance, suite à une plainte déposée en 2000 par Marc Deltomme. Ce businessman de Sint-Pieters-Leeuw, que Peeters a aidé à relancer une société de conteneurs, l’accuse d’avoir abusé de sa fonction d’avocat pour le flouer.

C’est dans les documents saisis chez Peeters que les enquêteurs d’Audenaert ont trouvé des indices de corruption de la juge De Tandt. Indices à l’origine de l’actuelle enquête de la PJF de Bruxelles, que Stefaan De Clerck a été poussé à arbitrer. Endettée depuis la fin des années 1990 (lire p. 22), De Tandt est soupçonnée d’avoir reçu des pots-de-vin de Robert Peeters. La juge et l’avocat se connaissent bien. Peeters a plaidé de nombreux dossiers civils devant elle.

Mais là où l’histoire se complique, c’est que plusieurs de ces dossiers concernent deux hommes d’affaires proches de Glenn Audenaert. Le premier, Achille Janssens, de la famille des anciens propriétaires des glaces IJsboerke, s’est vu condamner, en 1997, à verser une belle somme d’argent à son ex-épouse, défendue par Me Peeters. Un an plus tard, Achille Janssens a retrouvé Peeters sur sa route. L’avocat conseillait son frère, Roger Janssens, qui s’estimait lésé par la vente récente d’IJsboerke à la société CNP d’Albert Frère. Dans ce dossier, Francine De Tandt a ordonné une expertise décisive, confirmée par le juge Paul Blondeel en appel. Mais les deux frères se sont finalement réconciliés.

Le second entrepreneur, ami d’Audenaert, est François De Kelver, 68 ans, grossiste-exportateur de fruits et légumes à Bertem, près de Louvain. Ici aussi, Me Peeters a défendu les intérêts de l’ex-épouse : Jacqueline De Kelver (Bruggeman de son nom de jeune fille) contestait le divorce prononcé en 1995. Elle estimait que François l’avait trompée sur la réalité de sa fortune. Or Jacqueline avait été administratrice de plusieurs sociétés de son mari. Le 7 octobre 1999, elle obtient du tribunal de commerce de Bruxelles qu’un expert judiciaire se rende chez De Kelver pour vérifier sa comptabilité. C’est la juge Francine De Tandt qui accorde cette  » perquisition « . Mais l’expert ne trouvera rien de concluant.

Jacqueline persiste et retrouve dans son grenier des documents compromettants. Toujours avec l’aide de Me Peeters, elle demande une nouvelle expertise sur la comptabilité de François De Kelver. Laquelle sera accordée, le 7 décembre 2000, par la même juge De Tandt et confirmée en appel par Paul Blondeel. Cette expertise-ci va se révéler déterminante. Elle permet à Jacqueline de dénoncer des faits de fraude fiscale dont son ex-mari se serait rendu coupable. L’Inspection spéciale des impôts (ISI) ouvre une enquête qui débouchera rapidement sur une instruction pénale au sein du parquet de Louvain. De Kelver est inculpé pour avoir caché au fisc plus de 10 millions d’euros.

L’amitié entre Glenn Audenaert et François De Kelver est avérée. Suite à une plainte déposée par Jacqueline Bruggeman le 14 septembre 2004 auprès du juge d’instruction louvaniste Dany Mathijs, Glenn Audenaert a été auditionné par le Comité de contrôle des services de police (comité P) sur ses relations avec De Kelver. Jacqueline soutenait qu’en échange de cadeaux en nature de la part de De Kelver (restaurants, séjour sur son yacht, etc.), le chef de la PJF de Bruxelles avait lancé ses hommes aux trousses de Peeters, désormais ennemi juré de l’homme d’affaires. Elle fait aussi état d’un témoignage selon lequel De Kelver et sa nouvelle compagne se seraient rendus avec fleurs et cadeaux au domicile d’Audenaert, à Knokke.

Face à l’enquêteur du comité P qui l’a interrogé le 19 mai 2005 (Pro justitia 43742/2005), Glenn Audenaert a admis qu’il connaissait François De Kelver.  » C’est Achille Janssens qui me l’a présenté au restaurant La Warande de Bruxelles, en 2004, explique-t-il. Je ne me souviens pas de la date exacte.  » A la question de savoir à combien d’occasions ils se sont vus, le dirju de la PJF de Bruxelles répond :  » Je peux me rappeler trois occasions, sauf erreur de ma part. La dernière fois, c’était à Saint-Tropez, je pense.  » Et à la question de savoir s’il était au courant de l’enquête sur De Kelver :  » Oui, peu après ma rencontre à la Warande, M. De Kelver m’a appelé et dit qu’il avait été interrogé. Il ne m’a pas dit dans quel cadre et je ne le lui ai pas demandé. « 

Le 14 août, Glenn Audenaert nous a confirmé par téléphone :  » Bien évidemment, je connais François De Kelver. Ça n’a rien à voir avec le dossier en cours ! Me Peeters tente d’attirer l’attention des médias sur son intérêt propre, alors qu’il fait toujours l’objet de poursuites. Nous avons saisi le ministre pour des problèmes d’intérêt général.  » Et Audenaert de souligner qu’il a été blanchi par toutes les juridictions saisies par Peeters.

Mais l’avocat d’Overijse, qui certes n’a jamais digéré son arrestation de 2004, n’en démord pas et évoque un complot : Glenn Audenaert manigance toute cette affaire pour sauver son ami François De Kelver qui a beaucoup à perdre dans l’affaire de fraude pour laquelle il est poursuivi. En effet, le 11 mars dernier, le parquet de Louvain a demandé le renvoi de François De Kelver devant le tribunal correctionnel ainsi que la confiscation de plusieurs de ses biens : son yacht Dolphin Dance, trois Mercedes, une Harley-Davidson, un appartement à Antibes…

De source sûre, nous avons appris que les avocats de De Kelver s’apprêtent à contester la validité des preuves – ce qui est chose courante – devant la chambre du conseil de Louvain. Laquelle doit décider du renvoi ou non de De Kelver en correctionnelle. Or le dossier pénal a démarré à partir des éléments mis au jour par l’expertise demandée par Robert Peeters et accordée par Francine De Tandt, en 2000. S’il est prouvé que De Tandt a été corrompue par Peeters, ce serait une aubaine pour l’ami d’Audenaert. Bien sûr, cela ne prouve pas que le patron de la PJF de Bruxelles fasse tout ce ramdam à des fins personnelles. Mais ces coïncidences sont néanmoins troublantes.

THIERRY DENOËL ET MARIE-CéCILE ROYEN; Th.D.

Me PeEters accuse Glenn Audenaert de le viser

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