L’homme qui valait 100 millions

L’ouvre emblématique d’Alberto Giacometti, qui a été vendue à Londres à un prix record, a connu une destinée incroyable. Créée en 1960, elle a traversé les continents et eu plusieurs propriétaires.

Huit petites minutes d’enchères, et L’Homme qui mar- che I s’est envolé. Le 3 février, à Londres, déjouant les pronostics des experts, l’un des dix exemplaires de la sculpture du Suisse Alberto Giacometti (1901-1966), détenu par la Commerzbank, a établi un record de prix en vente publique : 104 327 006 dollars (quelque 75 millions d’euros). Mieux que Picasso et son Garçon à la pipe, ainsi relégué au deuxième rang. Mieux que toutes les autres étoiles de l’art contemporain. Et trois fois plus que l’estimation haute fixée par la salle des ventes londonienne.

La fièvre a gagné Sotheby’s lorsque les deux plus ardents enchérisseurs se sont retrouvés seuls en lice. Le vainqueur, absent de la salle, s’est imposé par K.-O. téléphonique. Le mystère a persisté plusieurs jours sur son identité. Un moment  » soupçonné « , l’oligarque russe Roman Abramovitch, amateur de Giacometti et propriétaire d’£uvres acquises en Suisse, a démenti. Le commissaire-priseur chargé de la vente s’est contenté d’une indiscrétion : l’acquéreur attendait L’Homme qui marche I depuis quarante ans. Comme Abramovitch n’était encore qu’un enfant à cette époque, la rumeur s’est tournée vers un richissime Géorgien, Boris Ivanishvili. En réalité, c’est Lily Safra, veuve du banquier libanais Edmond Safra qui s’est offert cette sculpture.

Cette vente fabuleuse ajoute à l’odyssée d’une £uvre qualifiée d’  » icône de l’art moderne  » par Samuel Valette, le directeur du département de l’art impressionniste et moderne de Sotheby’s.  » Cet homme est décharné et nu mais il continue d’avancer, poursuit-il. Il symbolise l’humanité en marche. « 

Dès sa création, cette sculpture sort de l’ordinaire de l’artiste. Ses 183 centimètres de hauteur en font la seule £uvre du Suisse à taille humaine. Et c’est la première fois, ce 17 janvier 1959, que Giacometti accepte une commande publique – venue de la Chase Manhattan Bank à New York. Il se met au travail au printemps. Comme à son habitude, son perfectionnisme le conduit à multiplier les projets de toutes dimensions. Le retard provoqué par ces hésitations inquiète son marchand américain, Pierre Matisse, le fils du peintre. Le sculpteur aurait-il des scrupules à mettre son art au service d’un géant du capitalisme ? Dans un courrier du 2 février 1960, il se veut pourtant rassurant :  » Les difficultés (…) n’ont rien à voir avec le fait de la destination banque (…). C’est uniquement une question de sculpture, de dimensions, proportions, figurations, etc. « 

 » Il n’avait jamais fini et s’efforçait sans cesse de restituer fidèlement sa vision, confirme la directrice de la fondation Giacometti à Paris, Véronique Wiesinger. S’il n’était pas mort, il aurait retravaillé L’Homme qui marche I pour en donner une nouvelle version, même des années après.  » Dans son atelier parisien, il en avait imaginé au moins quarante déclinaisons.

La banque perd patience et renonce à la commande. Mais, en 1961, un marchand éminent, Aimé Maeght, s’intéresse à son tour à l’£uvre. Spécialiste de l’art contemporain, il entretient une relation privilégiée avec l’artiste, dont il assure la vente des £uvres en Europe. Il acquiert un exemplaire de L’Homme qui marche I (voir l’encadré) et Giacometti lui offre au prix de la fonte une épreuve d’artiste, celle que l’on peut voir aujourd’hui à la Fondation Maeght. Très vite, il revend son acquisition à un confrère américain Sydney Janis.  » Ils se connaissaient très bien, explique Yoyo Maeght, la petite-fille aujourd’hui chargée de la Fondation Maeght en France. Tous deux étaient à la tête de galeries parmi les plus importantes de l’époque. « 

Cette revente express suscite cependant une polémique entre marchands. Aux Etats-Unis, Pierre Matisse dispose par contrat moral de l’exclusivité commerciale des £uvres de Giacometti. Un différend ancien l’oppose à Aimé Maeght, auquel il reprochait dès 1955 des incursions inamicales sur le territoire américain. L’Homme qui marche I ne fait donc qu’accroître l’énervement de Matisse.

Elle orne la salle de réunion d’une banque

La sculpture n’en poursuit pas moins sa route. En 1962, Sydney Janis la négocie auprès de particuliers. Le marchand d’estampes Isidore Cohen et son épouse jettent leur dévolu sur cet homme les pieds dans la boue qui semble porter le poids de l’humanité. Coup de c£ur ou investissement ? Le couple n’est pas connu pour collectionner les £uvres du Suisse. A cette date, le prix, resté secret, est sans doute abordable. A la même période, Matisse vend un autre exemplaire de L’Homme qui marche I au prix de 8 160 dollars !

Du domicile des Cohen, la future étoile du marché de l’art gagne ensuite la collection d’un médecin de Chicago, Milton Ratner. Cet habitué des salles de vente se passionne pour Dubuffet, l’art africain et Alberto Giacometti, dont il possède déjà des dessins et des sculptures. Ratner organise même, dans les années 1970, des expositions itinérantes et payantes à travers les Etats-Unis, dans lesquelles l’artiste suisse tient le premier rôle. Son engouement n’a pas de limitesà même financières. Matisse est souvent contraint de réclamer à cet acheteur insatiable le paiement des autres Giacometti qu’il lui a vendus.

En 1980, le médecin collectionneur est confronté à de telles difficultés qu’il se sépare de L’Homme qui marche I. Le perspicace marchand Sydney Janis se manifeste en rachetant, pour un prix inconnu mais de plus en plus élevé, cette  » vieille connaissance « .

Là encore, la sculpture n’est que de passage chez lui. Giacometti a la cote. En quelques mois, son  » Homme  » déménage à nouveau. Et revient, cette fois, vers son continent d’origine, l’Europe, dans un étrange retournement de l’histoire. Créée pour la Chase Manhattan, qui n’en avait finalement pas voulu, l’£uvre est désormais la propriété de la Dresdner Bank, en Allemagne.

Pendant près de trente ans, à Francfort, L’Homme qui marche I a veillé sur les réunions des dirigeants de l’établissement financier. Il avait été installé à la place d’honneur, au sixième étage du siège, dans la salle des conférences. La sculpture n’était pas visible pour le public, mais régulièrement prêtée pour des expositions. Le rachat de la Dresdner par la Commerzbank, il y a quelques mois, a changé son destin. Les nouveaux dirigeants ont décidé sa vente en promettant d’affecter la totalité de la somme à des fondations artistiques. Aujourd’hui, l’£uvre appartient à la milliardaire Lily Safra qui en dispose selon son bon plaisir dans sa maison londonienne. Reverra-t-on cet exemplaire à 104 millions de dollars de L’Homme qui marche I ?

Pascal Ceaux et Annick Colonna-Césari

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