L’homme qui valait des milliards

John Crombez is watching you. La lutte contre les fraudeurs a pris une certaine ampleur en Belgique. Celui qui l’incarne au sein du gouvernement est souvent encensé pour son dynamisme. Mais que cache le socialiste flamand sous ce vernis ? Est-il aussi efficace qu’on le dit ?

Le propos est un peu populiste, il le reconnaît. Mais il aime le répéter pour justifier son job :  » Selon l’estimation d’Herman Van Rompuy lui-même, la fraude fiscale en Belgique représente 30 milliards d’euros par an, explique John Crombez. Or, les recettes fiscales s’élèvent à environ 100 milliards d’euros. Conclusion : les contribuables honnêtes paient 30 % d’impôts en trop !  » Voilà de quoi motiver un secrétaire d’Etat chargé de la Lutte contre la fraude.

De motivation, le gars d’Ostende, charpenté comme un rugbyman, n’en manque pas. En 2012, il était prévu de récupérer 720 millions d’euros. Mission accomplie. Cette année, c’est 1,2 milliard qui doivent regagner les caisses de l’Etat. M. Anti-fraude assure qu’il atteindra largement l’objectif. Il s’agit de montants réellement encaissés et non simplement enrôlés, comme avait l’habitude de les présenter l’ancien secrétaire d’Etat Bernard Clerfayt (FDF).  » Je parle bien en net et non brut « , insiste Crombez, un rien malicieux.

Son énergie enthousiaste ne passe pas inaperçue. Le ministre Jean-Pascal Labille (PS) :  » Il impressionne au sein de l’équipe Di Rupo.  » Le juge financier Michel Claise :  » Il a d’excellentes idées et se bat pour les réaliser.  » L’économiste Geert Noels, dont il ne partage pas les opinions mais dont il aime avoir l’avis :  » C’est un bosseur qui a beaucoup de talent.  » Plus surprenant : depuis avril, Facebook compte un groupe de fans de sa politique anti-fraude, baptisé  » John Crombez Appreciation Society  » (532 membres).

Il est même difficile de lui trouver un défaut auprès de ses détracteurs potentiels. D’autant que Didier Reynders (MR), réputé bon flingueur, refuse de s’exprimer. A la commission Finances de la Chambre, le libéral Olivier Destrebecq juge qu' » il fait du très bon boulot et accepte volontiers le débat « . Dans l’opposition, Georges Gilkinet (Ecolo) reconnaît qu’il paraît  » plus volontariste que ses prédécesseurs « . Même l’avocat pourfendeur du fisc Thierry Afschrift se montre plutôt élogieux, tout en le trouvant trop  » idéologique  » :  » Il est honnête, efficace dans la mission qui lui est donnée et de la trempe intellectuelle de Johan Vande Lanotte ou Frank Vandenbroucke au sein du SP.A.  »

 » The right man at the right place « , résume son mentor et ami Vande Lanotte dont il partage le pragmatisme. John Crombez était sans doute prédestiné pour ce poste, enfin occupé par un socialiste. En 1995, à l’université de Gand, il a réalisé son mémoire en économie sur les faillites frauduleuses et la fraude sociale. Les chiffres et les statistiques, il connaît. Son doctorat portait sur les prévisions des rendements et des risques boursiers. Il aurait pu devenir trader. Il a préféré une carrière politique au sein du SP.A. Un choix que cet aîné d’une famille modeste (son père travaillait sur le chantier naval d’Ostende au pied du grand phare) ne regrette pas. Aujourd’hui, à 40 ans, après déjà un solide parcours comme chef de cabinet, sénateur et chef de groupe au parlement flamand, l’ambitieux secrétaire d’Etat en impose.

Têtu et impatient

Au début de son mandat, il a pourtant essuyé des critiques virulentes. Roland Duchâtelet, le très libéral entrepreneur flamand et patron du Standard, a même estimé qu’il était un danger pour la société. John Crombez s’en souvient sans sourire.  » J’ai une image de Père Fouettard impossible à gérer « , soupire le socialiste. Derrière son regard clair de communiant et son calme apparent, se cache néanmoins un homme à poigne dont le mouvement incessant des pieds, lorsqu’il est assis, trahit l’impatience. On le dit aussi  » têtu « , Vande Lanotte en premier. Son côté va-t-en-guerre en a irrité plus d’un, même sur les bancs PS du Parlement. L’an dernier, il a voulu s’attaquer à la plate-forme eHealth pour traquer les tricheurs en blouses blanches. Yvan Mayeur (PS) s’est étranglé en brandissant l’inviolabilité du secret médical (Le Vif/L’Express du 24 février 2012).

Son idée d’encourager, comme aux Pays-Bas, la dénonciation anonyme des fraudeurs sociaux sur Internet est aussi controversée.  » L’incitation à dénoncer, ça va trop loin « , regrette son prédécesseur Carl Devlies (CD&V). C’est que le jeune secrétaire d’Etat, nouveau venu dans la cour des grands, n’a que deux ans pour faire ses preuves. Ce rocker bruyant – il joue de la guitare dans le groupe Zevzero aux Gentse Feesten – sait qu’il doit frapper fort, multiplier les  » sorties  » dans les médias, marquer les esprits. En vieux briscard, son coach Vande Lanotte, qui partage le même étage que lui au n°7 de l’avenue des Arts, à Bruxelles, ne se prive pas de le lui rappeler.

Son image s’est tout de même arrondie, depuis le début de cette année. Il faut dire qu’il bénéficie d’un contexte international favorable, évoluant vers de plus en plus de transparence fiscale (même le secret bancaire suisse est moribond !). Il a habilement surfé sur l’actualité. En juillet dernier, trois mois après l’Offshore Leaks, le Parlement votait une loi obligeant les contribuables à déclarer, dès l’an prochain, les offshores, les trusts et les fondations dont ils sont bénéficiaires.

Autre avantage : il n’est pas chaperonné par Didier Reynders, comme l’étaient, avant lui, Alain Zenner, Hervé Jamar et le duo Carl Devlies-Bernard Clerfayt. Il dépend du Premier ministre et a autorité sur l’ISI (Inspection spéciale des impôts), le bataillon d’élite du fisc, et sur le SIRS, qui coordonne la lutte contre la fraude sociale entre différents ministères concernés.  » Une position sûrement plus confortable « , souligne Devlies qui se souvient avoir préféré présenter le premier plan d’action anti-fraude du gouvernement Leterme, en juillet 2009, lorsque Reynders était à l’étranger…

En outre, avant d’accepter le poste fin 2011, le SP.A a pris soin de négocier un accord de gouvernement détaillé sur la fraude.  » Sans cela, le secrétariat d’Etat aurait été un piège « , confirme Bruno Tobback, président du parti flamand.

Occasions manquées

Vu toutes ces commodités et alors qu’il avait vertement critiqué l’ancien ministre des Finances libéral lorsqu’il était dans l’opposition, John Crombez ne pouvait manquer le coche. En footballeur amateur averti (au club de Leffinge, à côté de l’aéroport d’Ostende), il a donc marqué des buts, concrétisant une série de mesures inabouties depuis des lustres, comme les caisses enregistreuses dans l’Horeca, effectives dès le 1er janvier 2014, ou la loi anti-abus, ce  » bazooka fiscal  » dont l’administration peut se servir pour prouver que le contribuable a voulu échapper à l’impôt.

Cela dit, même s’il se targue du fait que deux tiers des recommandations de la Commission parlementaire spéciale sur la grande fraude fiscale sont désormais exécutées ou en cours d’exécution, des recommandations-phares sont toujours en rade et risquent de le rester, comme le droit de perquisition (sous contrôle d’un juge) pour les inspecteurs de l’ISI. Le socialiste n’a pas non plus essayé d’obtenir la création d’une structure de contrôle des particuliers  » à haut potentiel de revenus « , malgré les demandes réitérées de l’OCDE depuis 2005 : même la Grande-Bretagne y a souscrit… Autant d’occasions manquées.

Et s’il récupère un paquet de milliards chez les fraudeurs, l’économie en noir se porte encore bien en Belgique. Celle-ci n’aurait diminué que de 1,1 % entre 2008 et 2013, selon la dernière étude du professeur autrichien Friedrich Schneider, citée par l’OCDE.  » Selon les experts comptables que je rencontre, la fraude serait même pire qu’avant, avance Michel Maus, avocat fiscaliste et professeur à la VUB. Car les indépendants et les dirigeants d’entreprise ne digèrent pas les mesures fiscales de l’équipe Di Rupo.  »

 » Crombez est l’alibi du gouvernement en matière de lutte anti-fraude, juge le député Gilkinet. En termes de résultats, il est relativement impuissant, car il ne maîtrise pas ce qu’il y a en amont.  » L’application très confuse de la loi anti-abus en est, en tout cas, une belle preuve.  » Je n’ai aucune prise sur l’exécution du texte que j’ai réussi à faire voter, reconnaît Crombez. C’est du ressort du ministre des Finances. Je ne vois même pas les circulaires de l’administration fiscale.  » Il y a douze ans, on avait créé un secrétariat d’Etat parce que la lutte anti-fraude n’était pas la priorité du ministre des Finances. Aujourd’hui, on en ressent les limites. Et John Crombez de plaider pour un gouvernement fédéral recentré sur six grands ministères.  » Ce serait plus efficace « , estime-t-il.

Six portefeuilles au lieu de dix-huit aujourd’hui… C’est, pour lui, d’autant plus facile à plaider qu’après les élections de 2014, il ne sera sans doute plus au fédéral. Si le SP.A réalise un score suffisant, les deux socialistes ostendais se partageront les deux niveaux de pouvoirs : Vande Lanotte pour un dernier round au fédéral, Crombez au gouvernement flamand.  » C’est le scénario le plus probable, avance le politologue Carl Devos (université de Gand). Avec la réforme de l’Etat, les Régions vont se renforcer. En cas de réussite aux élections, le SP.A doit placer un homme fort au sein du prochain exécutif flamand. John Crombez est très certainement cet homme. Je crois qu’il briguera un ministère plus social.  » M. Anti-fraude a, en effet, une fibre sociale poussée que sa fonction actuelle ne permet pas vraiment de mettre en avant. Il aime se souvenir qu’entre 15 et 25 ans, il participait à des camps de vacances pour personnes mentalement handicapées.

De toute façon, il demandera conseil à Johan, avec qui il partage une authentique amitié, un fait rarissime en politique pour deux hommes d’un même parti qui viennent de la même ville. Il a épousé l’ancienne porte-parole de Vande Lanotte, avec qui il a eu, il y a six ans, une petite Babette. John Crombez a indubitablement de l’avenir au SP.A. Et si les élections tournent à l’aigre pour les socialistes flamands, d’aucuns le voient reprendre le parti en main.

Par Thierry Denoël

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