Lenine au pouvoir

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Lenine, grand malaxeur de sons brésiliens et mélodiste de belle nature, sera bientôt à l’Audi-Jazz Festival, à Bruxelles. Rencontre à son domicile carioca

Discographie chez Sony-BMG. En concert dans le cadre de l’Audi-Jazz Festival, le 25 novembre à Flagey. Infos : 02 641 10 20 ; www.flagey.be. Programme général du festival sur www.audijazz.be

De notre envoyé spécial à Rio de Janeiro

Ne dites pas  » Lénine « , à la manière des copains de Vladimir Ilitch, mais bien Lé-ni-ni, à la brésilienne. C’est plus swing, plus coulée continue, et plus fidèle au corps de la musique de Lenine, apparue dans nos contrées à l’aube du xxie siècle. Pas un hasard si le fils du Pernambouc – un Etat du Nordeste, pas un animal exotique – trouve une reconnaissance de ce côté-ci de l’Atlantique alors que le millénaire s’emballe sous des auspices de craintes et de fantasmes apocalyptiques. L’£uvre de ce multi-instrumentiste de 46 ans tient à la fois de la plus grande sainteté et du brassage infernal de sons bariolés. Echos de chaos urbain, viscères métalliques, suintements tropicaux et autres bruits moins identifiables, le tout jeté dans des refrains traditionnels de maracatu du Nordeste brésilien.  » Le maracatu est la synthèse opérée par trois tribus d’esclaves venues d’Afrique : elles ne parlaient pas la même langue et, lorsqu’elles ont été emmenées dans le même coin du Brésil, elles n’ont trouvé que la musique pour communiquer entre elles. Le maracatu a plus de 400 ans…  »

Les morceaux de Lenine ne sont plus tout à fait des chansons, mais une moulinette gourmande qui avale rock, balada, samba, techno ou funk et la recrache avec le sourire extralarge de Lé- ni-ni. Imaginez un dos de femme parfait sur les plages de Leblon ou Ipanema : sans avertissement, la dorsale céleste se met à chalouper, se casse, se tord et part dans d’improbables géométries. Lenine, c’est ça : un sac de lézards sur un fruit exotique. Connu comme producteur et compositeur pour autrui – Dionne Warwick a même repris l’un de ses titres -, Lenine est aussi l’auteur de disques remarqués. Même si le dernier en date ( Leninein Cité) ne semble pas vouloir sortir en Belgique, les précédents attestent une créativité débridée. Dans son pays natal, le grand public l’a parfaitement compris : sur l’avion entre São Paulo et Rio de Janeiro, Lenine est au programme des musiques choisies, à côté de George Michael et de Coldplay. C’est sur les airs coquins de ses albums Na pressão (1999) et Falange canibal (2002) qu’on arrive à Urca, au pied du primitif Pain de sucre de Rio.

Contrairement à la plupart des endroits cariocas où la ville sonne comme une perpétuelle cocotte-minute en quête d’apoplexie, Urca évoque un bout d’île isolée du monde réactif. Un calme étrange au bord de l’Atlantique, que l’on goûte encore plus du balcon de Lenine.  » Je suis arrivé du Nordeste à Rio à la fin des années 1970 et j’ai toujours habité par ici, à Urca. A l’époque, il fallait venir à Rio ou à São Paulo pour faire de la musique. Aujourd’hui, les pôles économiques du Brésil se sont multipliés.  » Lenine possède une sorte de douceur non feinte dans ses manières déliées. Un instinct qui habite aussi sa musique : truffée comme elle l’est de piratages en tout genre, on a l’impression qu’elle va déraper et se retrouver le cul à l’air, paralysée, au bord de l’autoroute qui mène aux tubes. Mais, évidemment, il n’en est rien. Les chansons de Lenine sont en caoutchouc inoxydable, une somme d’antithèses.  » La première expression musicale de mon enfance a été le rock, Led Zeppelin, Police, qui possédaient une profonde rigueur et une expression virile (s ourire). Je crois que c’est la transcription de notre civilisation qui, actuellement, est dans une couleur plus masculine que féminine. Il y a eu la domination de la femme, et j’espère qu’elle va revenir.  »

Aux cohortes musclées anglo-saxonnes, Lenine ajoute très vite un ancêtre brésilien : Jackson do Pandeiro. Ses chansons, belles et enjouées, résonnent souvent d’un accordéon ouistiti qui se moque de la nostalgie tout en la pratiquant :  » Jackson était un homme de mots, c’était, à la fin des années 1940, le premier à pratiquer un proto-rap. Il a conjugué les mots de manière complètement inusitée, profitant de nos sept voyelles et de nos trois accents toniques. Et c’était avant qu’il y ait la moindre école stylistique, comme celle de la bossa-nova. Jackson était le solitaire qui était le plus solidaire, le roi du travalingua (jeu de mots sur travelling et langue). Je pense que le Brésil donne le sentiment d’infini : chaque jour, j’y découvre de nouvelles musiques qui viennent du Tocantine ou du Rio Grande do Sul. Au final, je crois que c’est la conscience collective qui est infinie.  » Lenine parle par métaphores et drôleries : à la manière d’un Godard qui aurait grandi dans la mémoire ouvrière d’un tiers-monde tropical plutôt que sur les contreforts cossus de l’empire suisse. C’est sans doute pour cela que la musique léninienne sonne et résonne d’ambiances organiques et d’idées plus politiques que policées. Et puis, il y a le prénom…  » Moi, j’aurais choisi Bakounine ( il rit), mais mon père, qui était l’un des fondateurs du PC brésilien, ne voyait sans doute pas cela de la même manière.  » Des années du plus fort de la dictature (1965), Lenine ne se souvient pas vraiment :  » A 7 ou 8 ans, j’ai quand même senti les soucis de mes parents qui avaient brûlé nombre de livres pour ne pas laisser de traces de leurs convictions. Je me souviens de mon père qui pleurait. Il avait étudié pour devenir prêtre : à travers lui, j’ai compris que le catholicisme et le communisme étaient proches.  »

 » Avec l’arrivée de Lula au pouvoir, poursuit le musicien, c’est la première fois que les gens sont dirigés par l’un des leurs. Et la confusion et le chaos de l’activité politique de ce pays viennent du fait que c’est la minorité d’un parti de gauche qui a soutenu Lula, ce qui ne semble pas réjouir les milieux financiers ( sourire). Ici comme ailleurs, la musique est le miroir et l’instrument de transformation de la société. Donc, je me considère comme un chroniqueur.  » Exemple de cette digestion, dans Rua de passagem, sur l’album Na pressão : Lenine en pleine ascension métaphorique, y utilise la circulation – et sa folle densité brésilienne – pour parler du nécessaire respect entre automobilistes. Evidemment, sous ses paumes agiles, la chose prend des allures de carnaval fusillé par le CO2, de gargantuesque embouteillage d’où s’échappent des cris insondables et des corps qu’on soupçonne au bord de l’asphyxie. Lenine, éducateur en odeurs et anthropophage de sons, c’est tout un programme, puissamment chargé d’histoire :  » La chose la plus frappante de la musique brésilienne, c’est l’héritage de la culture indienne qui, d’une certaine façon, a posé l’acte le plus fort par rapport à l’ennemi, c’est-à-dire le manger ! Il faut être anthropophage, y compris avec la musique américaine qui envahit le monde… J’attrape tout ce qui peut servir à ma musique, même les fleurs. C’est comme manger et régurgiter.  »

On passe alors à la terrasse et le (fameux) bac à orchidées. Lenine ne discourt pas sur les fleurs, il les aime, c’est tout.  » Beaucoup de gens pratiquent des greffes, moi, je les préfère au naturel. Contrairement à ma musique.  » Lenine s’empare d’une orchidée, la brandit et sourit, radieux. Soudain, on pense à Klaus Kinski dans le film Aguirre, de Werner Herzog, s’emparant d’un singe sur le radeau qui dérive sans fin sur l’Amazone : sauf que Lenine est le vecteur positif, pas l’archange noir d’une couronne d’Espagne déchue.  » Je suis allé faire un concert à Borneo, juste pour pouvoir rapporter un type particulier d’orchidée.  » Au Brésil, on commercialise désormais un genre nouveau de ces fleurs qui font fantasmer : l’orchidée Lenine. Et elle n’a rien à voir avec Vladimir Ilitch…

Philippe Cornet

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