Les reines du trône

Assiette blanche, vieux tricot et effluve de Javel. Derrière l’univers étroit des  » dames de cour  » se profilent des centaines de petits emplois et des recettes parfois confortables. Rencontres

Facile, pour la trouver, il suffit de suivre les flèches : W.-C. L’odeur des produits de nettoyage, à la fois vague et pesante, termine de guider l’usager. Elle est là, dans son tablier blanc, au milieu des toilettes de l’AC-restoroute de Bierges : Ilda, la cinquantaine avancée, les cheveux châtains décolorés, un large sourire aux lèvres, accueille sa clientèle. C’est une pure Flamande, mais elle parle volontiers et aisément le français avec ceux qui lui sont sympathiques. Les autres, tous ceux qui ne s’acquittent pas du droit de passage, elle les envoie à la gare. Voilà cinq ans qu’elle travaille en tant qu’indépendante, à son propre compte, numéro de TVA et registre de commerce à l’appui.  » Les hommes à droite !  » s’interrompt-elle, pour indiquer son chemin à un distrait.  » En saison  » û juillet et août û, elle s’en tire, chaque soir, avec environ 150 euros en poche, moins les 33 euros qu’elle doit journellement à la chaîne de restaurants pour exploiter librement les lieux et les 21 % de TVA dus à l’Etat.  » Chez moi, c’est madame tout court, précise-t-elle avec humour. Ici, c’est madame pipi ! « .

Celle qui contrôle l’entrée des cuvettes de la gare Centrale, à Bruxelles, préfère quant à elle le titre de  » dame de cour « , voire plus simplement celui de  » préposée aux toilettes « . Sa longue queue-de-cheval poivre et sel lui donne un air quelque peu austère. Elle n’en reste pas moins aimable avec les sans-abri, qu’elle laisse venir gratuitement, et ses clients, qu’elle remercie toujours dans leur langue. L’an prochain, elle fêtera ses dix années de bons et loyaux services. Dix ans à travailler, trois jours par semaine, souvent de 6 heures du matin à 22 heures. Dix ans à veiller à ce que tout soit toujours  » blinquant « . Dix ans, encore, sans voir la lumière du jour : même pendant son heure de table, elle ne quitte pas son sous-sol,  » parce que je n’ai pas le temps « . Alors, elle mange son sandwich au rythme des vrombissements des trains et des échos de chasses d’eau.

Des 400 euros qui défilent chaque jour dans son assiette blanche, 200 seront versés par son patron à la SNCB. Cet employeur occupe à lui seul, selon les dires de sa préposée, plus de 2 000 madames pipi dans tout le royaume ! Gare Centrale, la dame de cour aime son métier,  » parce que ça me fait sortir et rencontrer des gens « . Cela lui permet d’oublier de grands chagrins aussi. Et quand pointe la nostalgie, elle se confie à ses habitués, des navetteurs ou des fonctionnaires des chemins de fer. Comme cette guichetière, qui descend régulièrement aux toilettes et qui trouve, aux environs de 17 heures, l’addition trop salée.  » 30 centimes deux à trois fois par jour, ça commence à chiffrer ! s’exclame la fonctionnaire. Moi, à la fin de chaque trimestre, j’envoie une facture à la SNCB.  »

 » Il y a vingt ans, les gens donnaient ce qu’ils voulaient. Après, quand on était encore aux francs belges, c’était 8, parfois 10 francs. Maintenant, avec l’euro, c’est l’équivalent de 12 francs « , explique Florita, la préposée des toilettes du Carrefour de Wavre. Mais cela dépend aussi des (petits) endroits. Si certaines dames n’hésitent pas à réclamer 50 centimes pour tout passage, en prétextant le tarif de nuit, le prix à payer reste, en moyenne, de 30 centimes, voire de 25, pour les gérantes les plus clémentes.

Grâce aux 150 à 200 euros qu’elle accumule chaque nuit aux portes des toilettes des Jeux d’Hiver, une boîte de nuit bruxelloise huppée, Jacqueline a pu s’offrir un téléphone portable dernier cri, qu’elle compare fièrement avec celui de  » ses  » noceurs. Elle ne roule pas encore en Mercedes, comme le mythe tend parfois à le faire croire, mais en une soirée, elle gagne davantage que le barman et un peu moins que le portier. Il est vrai que Jacqueline a un truc : fidéliser sa clientèle avec des friandises, joliment disposées sur le bord de sa table de travail.

Propre Belgique

Du côté de Liège, celle que tous les clients appellent affectueusement Mamy règne sur les W.-C. de la discothèque Le Millenium. Assise à son comptoir, occupée à fumer ses longs cigarillos noirâtres et à vider sa bière, Mamy  » donne la réplique aux fêtards, trois soirs par semaine, de 23 heures à 6 heures, au rythme des cadences hip-hop. Ses 70 ans, elle les camoufle sous des foulards à fleurs et son maquillage. Mais Mamy n’est pas pour autant la doyenne de la profession. Ce titre revient sans doute à Graziella, qui travaille tous les dimanches dans un petit bistrot de la place du Jeu de Balle, à Bruxelles, où elle gagne 45 euros les bons jours. A 73 ans, elle accueille tous ses clients debout. Au risque de leur tendre la main et de ne plus les laisser partir, tant elle les charme avec ses grands yeux bleus et ses longs commentaires sur la météo.

Liliane, au contraire, est veuve et n’a pas la même passion du métier. Jadis indépendante, elle fait aujourd’hui son boulot  » par nécessité « , pour compléter sa modeste pension. En son temps, elle a répondu à une petite annonce qui demandait une dame âgée pour l’entretien des sanitaires du Quick de l’avenue Louise, dans la capitale. Depuis deux ans, elle compte, deux soirs par semaine, les presque 30 euros qui s’entassent généralement dans son Tupperware usé. Son statut de retraitée lui donne le droit de travailler jusqu’à 36 heures, au maximum, par semaine. Alors elle tente de  » faire passer le temps « , avec la radio, un vieux tricot ou un roman à l’eau de rose.

Banale en Belgique et en France, la présence de préposées aux toilettes est rare, voire inconnue dans d’autres pays comme l’Allemagne, l’Espagne ou les pays de l’Est. Pourquoi ? A défaut de pouvoir prouver que les Belges sont vraiment plus sales que d’autres, Ilda se contente de répondre, avec le même humour, que  » les toilettes sont sûrement plus propres ici !  » .

Stéphanie Simonis

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