Ce que veulent les Flamands

Mettre la main sur les recettes fiscales. Voilà ce que réclament les partis du nord du pays, N-VA et CD&V en tête. Avec quelles conséquences ? S’ils acceptent l’idée de responsabilisation, les francophones craignent un appauvrissement de la Wallonie et de Bruxelles. A juste titre ? Décryptage.

Olivier Maingain buvait du petit lait, ce mardi sur Matin Première, en rappelant les fausses promesses du PS : il y a cent jours, la loi de financement ne figurait pas au planning des sept négociateurs. Mais Elio Di Rupo a plié, contraint et forcé par Bart De Wever, dont la détermination se révèle impressionnante. Aujourd’hui, le mécanisme de financement se trouve au c£ur des négociations. Il en est l’épicentre, la pierre angulaire. Et il y a là une certaine logique : dans toute confrontation, l’argent constitue le nerf de la guerre.

Le 24 août, les sept partis autour de la table se sont accordés sur douze principes qui devaient guider la réforme de la loi de financement. Mais, pour les Flamands, surtout la N-VA, ce n’était pas suffisant. Trop flou. Ils n’avaient pas obtenu assez de garanties de la part des francophones. Une question de confiance… (lire Le Vif/L’Express du 17 septembre). Dans les récents débats dominicaux, les ténors de la N-VA ont, à nouveau, insisté sur la responsabilisation financière des entités fédérées Comme si l’idée n’était pas encore passée chez les  » profiteurs  » wallons qui, selon l’expression de De Wever, restent accrochés à un  » fédéralisme de consommation  » – d’autres éminences flamandes parlent de  » fédéralisme de carnet de chèque  » -, soit la possibilité de dépenser les revenus des autres.

En réalité, le discours sur la responsabilisation n’effraie plus vraiment le sud du pays. Ces derniers mois, plusieurs voix universitaires, des Facultés de Namur à l’UCL, se sont élevées pour en défendre le principe et expliquer, modèles et simulations à l’appui, que le système actuel freine la bonne gouvernance. D’autres économistes ont embrayé dans le même sens. Ces sorties académiques, dont la N-VA raffole, irritent pas mal de négociateurs francophones. Néanmoins, au sein des partis, les esprits les plus réticents ont dépassé la logique du  » niet  » absolu.

Reste maintenant le plus ardu : ficeler un nouveau mécanisme qui étanchera la soif d’autonomie flamande et apaisera les craintes wallonnes et bruxelloises. Ce n’est pas la mission du groupe de haut niveau, mis en piste par Di Rupo et De Wever. Le High-Level Group n’a de prétentieux que le nom : ses membres se contenteront de préciser les principes négociés en août.  » L’idée est de rassurer la N-VA, de rétablir la confiance pour relancer la machine, nous confie un expert francophone. La loi de financement ne se réécrira pas en dix jours.  » Rien n’est simple en Belgique et ça l’est encore moins quand on parle gros sous… D’autant que les prétentions flamandes paraissent énormes aux yeux des francophones.

Régionaliser l’impôt des personnes physiques ?

L’autonomie financière est le premier des douze principes. Le principal aux yeux des Flamands, pour qui cela suppose une dose plus importante d’autonomie fiscale. Actuellement, les Régions disposent déjà d’importantes compétences fiscales. Outre leurs taxes propres, elles peuvent aussi, à l’intérieur d’une marge de 6,75 %, diminuer ou augmenter l’impôt sur les personnes physiques (IPP) qui est du ressort fédéral, pour autant que cela ne réduise pas la progressivité de l’impôt. En additionnant les deux prérogatives, le Pr Deschamps, des Facultés de Namur, estime que l’autonomie fiscale des deux Régions  » pures  » est de 46 % pour la Wallonie et de 56 % pour Bruxelles. Le calcul est impossible pour la Flandre qui a fusionné sa Région et sa Communauté, mais la proportion ne doit pas être très éloignée des deux autres.

Pour les Flamands, ce n’est pas suffisant. Ils veulent pousser (beaucoup) plus loin le principe du juste retour. Certains proposent de régionaliser l’IPP, à hauteur de 70 % pour le Voka, de 50 % pour les économistes de la KULeuven, le solde restant au fédéral. Le modèle du CD&V, dit  » modèle Kirsch  » (du nom du chef de cabinet d’Yves Leterme), prône de pousser à l’extrême, soit à 80 % de l’IPP, le système des additionnels et soustractionnels fixé actuellement à 6,75 %. La N-VA, elle, va jusqu’à revendiquer la régionalisation de la progressivité de l’impôt. Ce qui permettrait de cibler les baisses d’impôts sur les hauts revenus, plus mobiles, et reviendrait à supprimer tout pouvoir fiscal au fédéral. En théorie, un des douze principes verrouille l’acquis fédéral…

C’est surtout sur la marge de l’autonomie financière que les négociateurs s’arracheront les cheveux. Car l’impact budgétaire est inévitable. Les économistes de la KULeuven, qui ont planché sur un impôt régional représentant 50 % de l’IPP (www.rethinkingbelgium.eu), ont calculé ce que cela rapporterait ou coûterait aux entités fédérées, en se basant sur le budget de l’année 2005 : selon leur simulation, la Wallonie et la Communauté française seraient privés de 230 millions d’euros, la Flandre (y compris la Communauté flamande) empocherait 140 millions supplémentaires et Bruxelles 92 millions. Ce serait loin d’être satisfaisant pour la Région bruxelloise qui devra, de toute façon, faire l’objet d’un refinancement. Autre calcul des Louvanistes : pour rejoindre le ratio de population active de la Flandre, la Wallonie devrait créer 224 000 nouveaux emplois et Bruxelles 124 000. On le voit, l’enjeu est de taille.

Et l’impôt des sociétés ?

Excepté le Voka et la N-VA, peu de voix s’élèvent en Flandre pour réclamer une régionalisation, même partielle, de l’impôt des sociétés (Isoc). Comme le rappellent les Prs André Decoster (KULeuven), Christian Valenduc (FUCAM et UCL) et Magali Verdonck (FUSL) dans une étude sur l’autonomie fiscale des Régions (www.docufin.fgov.be), il y a moins d’avantages que d’inconvénients à régionaliser l’Isoc. La Fédération des entreprises belges (FEB) et l’Union wallonne des entreprises (UWE) se sont prononcées contre cette idée.

D’abord, cela rendrait la vie impossible aux entreprises qui ont des activités dans plusieurs Régions.  » Une étude flamande a démontré qu’une faible proportion des entreprises – PME et petits indépendants inclus – travaillent à cheval sur plusieurs entités fédérées. Mais cette minorité représente des poids lourds comme les banques, les supermarchés, les chaînes de magasin… « , note Magali Verdonck. Par ailleurs, une régionalisation de l’impôt des sociétés au siège social plutôt qu’au siège d’exploitation est dangereuse, même ses partisans le reconnaissent.

Ensuite, les risques de concurrence fiscale et donc de délocalisation s’avèrent plus élevés que pour l’IPP. Une entreprise changera plus facilement de Région qu’un simple contribuable, d’autant que le pays est petit et les frontières interrégionales sont longues. Mais l’argument massue en défaveur de la régionalisation de l’Isoc est que les entreprises ne votent pas, contrairement aux citoyens contribuables.  » Or le premier avantage de l’autonomie fiscale est de créer une adéquation entre l’électeur, le consommateur de services publics et le contribuable « , notent les auteurs de l’étude susmentionnée. Et cela, les politiques le savent. Y compris à la N-VA ?

Changer le mécanisme de solidarité ?

Le mécanisme de solidarité devra aussi subir un lifting. Le Pr Giuseppe Pagano, de l’université de Mons-Hainaut, a calculé son effet égalisateur, en se basant sur le budget 2010 : l’application stricte du juste retour (soit le versement de l’IPP aux Régions selon son rendement régional) conduirait à attribuer, par habitant, 1 328 euros à la Flandre, 1 060 à la Wallonie et 1 018 à Bruxelles. En appliquant le mécanisme de solidarité, les montants attribués sont respectivement de 1 328 euros, 1 301 et 1 290. Le paradoxe de l’ISN (intervention de solidarité nationale) est que l’effet égalisateur est plus important que celui du juste retour. C’est le fameux effet pervers, qu’il faut corriger.

Extinction progressive

Le Voka – le  » patron de De Wever « , selon son propre aveu -, prône un système de dotation du plus nanti vers le plus pauvre qui disparaîtrait progressivement sur une période de dix ans. Vingt ans, tout au plus. D’ici là, tablent les patrons flamands, la Wallonie se sera responsabilisée… Pour le CD&V aussi, l’intervention diminuerait au fil des années, mais de manière moins définitive. C’est dire le fossé qui sépare les négociateurs flamands et francophones qui devront aussi s’accorder sur la manière dont les transferts auront lieu : soit horizontalement, d’une Région à l’autre, selon les premiers ; soit verticalement, du fédéral aux Régions (c’est le cas aujourd’hui), pour les seconds qui refusent de laisser aux Flamands une telle mainmise sur les transferts.

L’obsession des francophones est que personne, en particulier les Wallons, ne soit lésé. Leur leitmotiv : OK pour la responsabilisation, mais il faut donner les moyens à la Région la plus pauvre de mener la politique qui lui permettra de rattraper la Région la plus riche. Les francophones devront néanmoins accepter un système de péréquation plus objectif pour niveler les écarts de richesse.

Depuis plusieurs semaines, les experts examinent les mécanismes existant à l’étranger, notamment en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Australie et même en Afrique du Sud. La plupart de ces modèles s’avèrent plus complexes – et c’est assez exceptionnel pour le souligner – que la solidarité belge, car ils prennent en compte davantage de critères, comme le coût des services publics en Australie, ou la population des Länder en Allemagne. A l’évidence, les experts ne s’en sortiront pas en dix jours…

THIERRY DENOëL

Les experts de haut niveau ne vont pas tout réformer en dix jours

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