Quand les syndicats font  » descendre  » le ministre

Le secteur pénitentiaire est sinistré. Sur ce champ de ruines, les relations sociales et la gestion des ressources humaines sont au point mort. Les syndicats se sont engouffrés dans la brèche.

Mardi 27 septembre, la scène se passe au cabinet du ministre de la Justice, boulevard de Waterloo, à Bruxelles. La négociation sur les modalités de recasement du personnel de la prison de Verviers, bientôt fermée pour raisons de sécurité, se déroule dans une atmosphère tendue. Les trois représentants du front commun syndical, Michel Jacobs (CGSP), Serge Deprez (CSC-Services publics) et Pascal Verhelst (SLFP-Prisons), exigent que le ministre  » descende  » au deuxième étage. Pas question de discuter avec son conseiller, Walter Verhaegen, qui s’oppose à leurs revendications. Stefaan De Clerck (CD&V) descend donc de son 7e étage. Depuis un certain temps, il a perdu la main face aux syndicats des surveillants de prison, ce qui met souvent son administration – en particulier, les directeurs de prison – dans une situation impossible.

La veille, au Parlement, De Clerck a lâché étourdiment que les  » frais de séjour quotidiens  » promis aux gardiens de prison verviétois détachés dans d’autres prisons courraient jusqu’à fin 2012. Le ministre a parlé plus vite que son ombre. Il n’y a pas encore de budget 2012. Il réédite le coup de la prison de Tilburg : 650 détenus confiés aux Pays-Bas contre une rémunération annuelle de 32 millions, un  » coût  » ensuite avalisé par le Conseil des ministres mécontent. Les syndicalistes exigent la lune : des frais de séjour assurés jusqu’à l’ouverture du  » nouveau Verviers « , autant dire, une éternité. Incalculable, tout simplement.  » Je m’arrangerai avec le prochain ministre « , promet De Clerck pour 2012. La toute-puissance syndicale dans les prisons vient-elle de dépasser une borne ? Beaucoup le disent mezza voce. Mais le département a reçu une consigne stricte de silence. Personne ne bouge.

Le défraiement octroyé aux agents de surveillance de la prison de Verviers pour les  » circonstances exceptionnelles  » que constitue leur changement d’affectation a été négocié à 12,5 euros net par jour travaillé, soit environ 200 euros net par mois. Un bonus qui vient s’ajouter à un salaire, au départ, de 1 500 euros net par mois (prestations de nuit et de week-end comprises). Pour mémoire, la norme d’encadrement dans les prisons est calculée sur la base de 186,5 jours de travail par an. Les surveillants, en début de carrière, ont 26 jours de congé, 21 jours de maladie sous certificat (rarement contestés), 4 jours exceptionnels et 2 jours de maladie sans certificat. Sans compter les dons de sang (un jour gagné). En réalité, la moyenne réellement prestée s’établit plutôt à 160 jours par an.

Les syndicats ont mis en avant des situations sociales aiguës, la maman qui doit déposer son enfant à la crèche, celui ou celle qui n’a pas de voiture… Or, de notoriété publique, un certain nombre de surveillants de Verviers vivent à Liège ; ils bénéficient de la gratuité des transports en commun vers Lantin, Huy et Andenne. Pour le budget de l’Etat, le  » geste  » destiné à faciliter l’acclimatation des gardiens dans un autre établissement – un  » droit « , d’après les syndicats – aura un coût : si 90 agents sont détachés, 250 000 euros au bout des quatorze mois. Mais après 2012, les organisations syndicales devront repartir à la négociation.

Depuis des lustres, c’est le personnel pénitentiaire, et non les détenus, qui constitue le principal souci de l’administration de la Justice. Un clou de son cercueil. Au point que des scénarios de privatisation commencent à circuler. Hormis quelques évasions ou prises d’otage spectaculaires, les prisonniers se tiennent étonnamment à carreau, compte tenu de leurs conditions de vie. En revanche, les gardiens de prison se laissent rarement oublier. Ils éjectent Farid le Fou d’une prison à l’autre, font grève pour obtenir le départ du directeur de la prison d’Andenne (2010) ; à Saint-Gilles, établissement catalogué  » flamand « , ils refusent l’arrivée de gardiens verviétois parce que le cadre néerlandophone n’est pas complet, etc.

En 2010, la  » grève émotionnelle  » – celle qui suit un incident grave avec un détenu – a fait l’objet d’un accord entre les organisations syndicales et l’administration pénitentiaire. C’est cette dernière qui casque.  » On comprend qu’ils sortent. Il n’y a pas de grève sauvage « , affirme Serge Deprez (CSC-Services publics). Même la frontière entre les grévistes et les non-grévistes s’efface. Un protocole avait été signé jadis, qui prévoyait que les personnels en repos ou en congé maladie annoncent leur participation aux grèves. Il a été passé au bleu. Ne se déterminent plus que ceux qui travaillent.

A partir des années 1990, le statut des surveillants de prison, qui, à l’époque de leur engagement, ne devaient justifier d’aucun diplôme, même primaire, a été revalorisé. A l’exception de Tony Van Parijs (CD&V), les derniers ministres de la Justice (la socialiste Laurette Onkelinx et le démocrate-chrétien Stefaan De Clerck) ont soigné leurs relations avec les organisations syndicales. Car le personnel pénitentiaire, c’est 8 000 personnes environ, beaucoup de familles concernées, souvent précarisées ou surendettées.

Absentéisme élevé

A l’époque, en 1994, pour lutter contre l’absentéisme (congés de maladie, accidents de travail), 125 francs étaient ajoutés au salaire des gardiens par jour effectivement presté. En 2002, ce stimulus financier a été intégré au salaire et l’absentéisme est reparti à la hausse. Il oscille aujourd’hui entre 10 % et 40 % des effectifs, les établissements les plus touchés étant paradoxalement les plus tranquilles et, sans doute, les plus ennuyeux.

En 2009, tous les gardiens de niveau D sont passés au niveau C, sans examen. Les échelles barémiques ont aussi évolué, comme pour le reste des personnels (directeurs, psychologues, assistants sociaux, médecins, etc.). Du bon, du solide. Entre 1990 et 2011, le salaire d’un chef d’établissement est ainsi passé de 40 000 francs net à 4 000 euros net par mois. Mais le qualitatif est resté à la traîne.

Win for Life

Pour les surveillants, une formation obligatoire a été instaurée, en 2009, très insuffisante : trois mois de théorie, trois mois de pratique professionnelle. Pour les nouveaux venus, qui doivent maintenant avoir leur diplôme d’humanités en poche, la formation n’est pas éliminatoire. Même si la personne se révèle peu fiable, l’administration pénitentiaire doit la garder.  » C’est le Win for Life « , grince un cadre, qui n’a aucun droit de regard sur la sélection de son personnel.

La vétusté dangereuse des bâtiments pénitentiaires et la pénibilité du travail derrière les murs (surpopulation, manque d’effectifs, sécurité défaillante) ont occulté la désorganisation des relations sociales et de la gestion des ressources humaines au sein de ce département. A quinze jours de la fermeture (partielle) de la prison de Verviers, le 1er novembre, les agents concernés ne savaient toujours pas vers quelle prison ils allaient être dirigés. La nature a horreur du vide. Les organisations syndicales l’ont bien compris. Elles se mêlent de tout.  » L’opinion publique est avec nous, déclare Serge Deprez. Le problème, ce n’est pas les agents, mais bien les conditions dans lesquelles ils doivent travailler.  » Un autre son de cloche, émanant du banc  » patronal « , énonce que  » chacun doit rester dans son rôle. On ne peut pas faire grève et être quand même payé. Ou travailler sans être gratifié. Tout se mélange et se confond. Les responsabilités ne sont plus définies « .

Marie-Cécile Royen

 » La nature a horreur du vide. Les organisations syndicales l’ont bien compris « 

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