Les bons conseils de Tony Blair

Dans ses Mémoires, l’ex-Premier ministre britannique raconte comment un accord de paix a été trouvé en Irlande du Nord. Il livre aussi dix règles à suivre pour résoudre un conflit communautaire. La Belgique peut-elle s’en inspirer ?

Longtemps, les Belges ont montré la voie aux Irlandais. Dans nos contrées, d’homériques querelles communautaires se réglaient pacifiquement. L’art du compromis atteignait chez nous un rare niveau de sophistication. Pendant ce temps-là, en Irlande du Nord, catholiques et protestants s’entre-tuaient, épuisant tout un pays dans un conflit sans issue.

Par un ironique retournement de l’Histoire, l’Irlande du Nord est aujourd’hui en mesure d’inspirer la Belgique, en crise quasi permanente depuis trois ans et demi. Sur l’île celtique, les armes se sont enfin tues. Un gouvernement rassemblant les ennemis d’hier a été mis sur pied en 2007. Il vient d’arriver au terme de son mandat. Et c’est dans un climat (presque) serein que les électeurs nord-irlandais se rendront aux urnes, le 5 mai.

Sur le fond, la question irlandaise n’est pas résolue. Ce conflit territorial aux accents religieux, sociaux, ethniques et linguistiques reste un cocktail explosif. L’Irlande du Nord n’est pas apaisée, elle est pacifiée. Nuance. Mais le progrès est énorme. Il résulte d’un processus de négociations auquel Tony Blair a participé en première ligne. Dans ses Mémoires (Albin Michel), récemment publiées, l’ex-Premier ministre britannique retrace le déroulement de ces difficiles pourparlers, couronnés en 1998 par un accord de paix, dit  » du Vendredi saint « .

En découvrant ce récit, le lecteur belge ne peut qu’être frappé par les similitudes qui existent avec  » notre  » crise politique. La radicalisation des esprits ne procède-t-elle pas de la même manière ici que là-bas ?  » Ceux qui ne sont pas animés par la haine voient leur nombre se réduire peu à peu et leur position être perçue comme irréaliste, voire antipatriotique par les autres. « 

 » Les unionistes et les nationalistes n’avaient pas seulement des opinions politiques et des religions différentes, mais aussi des musiques, des façons de parler, de penser, voire des natures différentes « , observe Blair. Le même constat a été mille fois dressé à propos du fossé qui sépare francophones et néerlandophones. Bien sûr, chaque conflit est unique, et il en existe des dizaines de par le monde. Blair dégage néanmoins dix principes universels, que tout négociateur devrait selon lui méditer.

1 Clarifier le cadre de la discussion

Quand les négociations sont dans l’impasse, Tony Blair préconise d’en revenir aux principes de base. De quoi parlons-nous exactement ? Quel est notre objectif ? Quel est le fond du problème ?  » En l’absence de cadre de ce type, la résolution d’un conflit est difficile, pour ne pas dire impossible « , estime Tony Blair.

Dans le cas irlandais, les buts poursuivis par les deux camps étaient a priori inconciliables. Les républicains (catholiques) se battaient pour la réunification de l’Irlande, tandis que les unionistes (protestants) voulaient que l’Irlande du Nord reste attachée à la couronne britannique. Tony Blair amènera les uns et les autres à admettre ce principe : si la majorité de la population nord-irlandaise exprime le désir de former un seul Etat avec le reste de l’Irlande, alors la réunification se fera. Tant que ce n’est pas le cas, l’Irlande du Nord demeurera une partie du Royaume-Uni.

La difficulté, c’est qu’en Belgique des doutes subsistent quant au cadre des négociations.  » Lors des précédentes réformes de l’Etat, il était clair que tous voulaient un meilleur fonctionnement de la Belgique, relève Jean-Benoît Pilet, politologue à l’ULB. Aujourd’hui, une partie des négociateurs doute que ce soit bien l’objectif de la N-VA. Du coup, la confiance minimale entre partenaires est plus dure à trouver. « 

2 Négocier sans relâche

On ne résout pas un conflit vieux de plusieurs générations en y travaillant par intermittence.  » Nous étions au bord de l’épuisement, presque pris de vertige « , relate Tony Blair, comme pour rendre hommage à la ténacité de ceux qui ont négocié l’accord de paix nord-irlandais. D’après l’ex-leader travailliste, c’est avant tout l’inconstance des pourparlers qui explique l’échec du dialogue israélo-palestinien.

Bien sûr, s’isoler et négocier au finish ne constitue pas forcément un gage de succès. Au cours de l’été 2007, Yves Leterme avait réuni cinq partis au château de Val Duchesse, dans l’espoir de former un gouvernement  » orange bleu « . En vain. Mais si l’option jusqu’au-boutiste ne fonctionne pas à tous les coups, la méthode inverse semble, elle, toujours vouée à l’échec.  » Quand la négociation devient business as usual, ça ne marche pas, explique Jean-Benoît Pilet. Or on a l’impression que, pour le moment, les représentants du PS, de la N-VA ou du CD&V vont deux heures en réunion, comme ils iraient en commission parlementaire ou en bureau de parti. Une routine s’installe. Difficile d’aboutir dans ces conditions.  »

3 S’ouvrir au point de vue adverse

 » Dans un processus de résolution d’un conflit, il faut mettre de côté votre point de vue pour privilégier celui des autres « , insiste Tony Blair. Au moment d’achever sa mission sur Bruxelles-Hal-Vilvorde, le 20 avril 2010, l’ex-Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene avait couché sur le papier un credo identique.  » Chaque communauté croit détenir la vérité en se basant sur son propre point de départ. Un compromis n’est possible que si chaque partie est disposée à se départir de sa propre logique, à intégrer des éléments de la logique du partenaire de discussion. « 

C’est le propre de tout conflit, selon Blair.  » Les deux camps sont persuadés d’être les seuls à faire des concessions.  » En Belgique francophone, le refrain est connu : la N-VA ne peut pas tout obtenir, nous avons déjà accepté d’énormes concessions, etc.  » On oublie trop souvent que ce qui est sur la table, cela représente d’énormes concessions pour la N-VA, mais aussi pour le CD&V, et même pour tout parti qui a voté les résolutions du parlement flamand en 1999 « , pointe Jean-Benoît Pilet. En sens inverse, l’empathie n’est guère mieux développée. N-VA, CD&V et Open VLD considèrent comme peanuts les reculs francophones, pourtant gigantesques.  » Les transferts de compétences représentent pour les francophones des pas de géant. Pour nous, ce sont des pas de nain « , ironisait Bart

De Wever, début octobre.

4 Etre imaginatif

A propos d’une rencontre entre dirigeants des deux partis nord-irlandais les plus radicaux, le DUP (protestant) et le Sinn Féin (catholique), Blair relate une anecdote révélatrice. Le DUP voulait que les négociateurs s’installent les uns face aux autres, histoire de montrer qu’ils demeuraient des adversaires. Le Sinn Féin estimait que tous devaient s’asseoir du même côté de la table, car ils étaient à présents partenaires. L’un des sherpas de Tony Blair a alors suggéré une table en losange, permettant de s’asseoir à la fois en face l’un de l’autre, et l’un à côté de l’autre.

5 Recourir à une aide extérieure

Pour Blair, un conflit communautaire qui s’est envenimé ne pourra jamais être résolu si on laisse les parties se débrouiller seules. Un médiateur est indispensable.  » Il sert de tampon, de messager et, surtout, d’avocat de la bonne foi dans un climat généralement dominé par la méfiance. « 

En Irlande du Nord, le Premier ministre britannique et son homologue irlandais Bertie Ahern ont joué un rôle clé dans la réussite du processus de paix. Tout comme l’implication du président américain Bill Clinton. Ce sont également trois  » étrangers  » qui ont supervisé le démantèlement par l’IRA de son arsenal militaire : l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari, le général canadien John de Chastelain, et le Sud-Africain Cyril Ramaphosa, l’un des leaders de l’ANC, le parti de Mandela.

Pour régler la crise belge, une médiation internationale n’a jamais été sérieusement envisagée. Du coup, ce sont des personnalités d’expérience, considérées comme au-dessus de la mêlée, qui endossent un rôle de médiateur. Elles ne sont pas totalement neutres, mais leur volonté sincère de trouver une solution est admise par tous. C’est ce qui avait permis le succès de Guy Verhofstadt en décembre 2007. Le libéral avait alors formé un gouvernement intérimaire, pour trois mois. Auparavant, il avait clairement annoncé qu’il quitterait le poste de Premier ministre une fois le pays remis sur les rails. Problème : au fur et à mesure que la crise s’éternise, la liste des médiateurs potentiels – Dehaene, Martens, Van Rompuy, Vande Lanotte… – ne cesse de se réduire.

6 Se mettre d’accord, c’est un processus, pas un événement

Il est illusoire de penser qu’un accord va vider la querelle une fois pour toutes.  » Un conflit, écrit Blair, ce n’est pas simplement un désaccord. C’est une histoire, une culture, des traditions, un rituel et une doctrine. Un conflit, c’est un état d’esprit. Quelque chose de tenace, de profond.  » L’Irlande du Nord a connu l’attentat le plus meurtrier de son histoire à Omagh, le samedi 15 août 1998, c’est-à-dire après l’accord du Vendredi saint. Par la suite, le processus de paix a encore connu de nombreux ratés avant que l’unioniste Ian Paisley et le républicain Martin McGuinness acceptent, en 2007, de siéger côte à côte au gouvernement.

7 Les radicaux tenteront de barrer la route au compromis

Le chemin vers un accord sera barré par ceux qui pensent que le conflit doit se poursuivre. Les négociateurs doivent le savoir, et s’y préparer.  » David Trimble [NDLR : leader unioniste modéré] a été soumis à une opposition incessante de la part de ceux qui considéraient la moindre concession comme une tromperie « , note Blair. Une remarque qui n’est pas sans rappeler l’attitude de certains hardliners de la N-VA ou du FDF. A cette nuance près : en Belgique, même les plus radicaux excluent de recourir à la violence.

8 Des leaders courageux

A en croire Tony Blair, la personnalité des leaders jouent un rôle essentiel. Ceux-ci doivent être prêts à prendre des risques politiques, parfois énormes, à s’écarter de la doctrine traditionnelle de leur camp, et à montrer du courage… rarement payé en retour. En Irlande, les efforts de David Trimble ont été récompensés par un prix Nobel de la paix. Mais, politiquement, il a payé son audace au prix fort : lors des élections de 2005, son parti a été battu par les extrémistes du DUP. Même destin pour le catholique John Hume, dont la carrière s’est achevée en eau de boudin, après qu’il eut perdu son siège aux élections européennes de 2004, au profit des radicaux du Sinn Féin.

La qualité des leaders, une condition sine qua non ? La thèse blairiste laisse Jean-Benoît Pilet sceptique.  » Un leader courageux, c’est toujours une définition qu’on donne a posteriori. On entend souvent que la Belgique manque aujourd’hui de grands hommes d’Etat. Je n’en suis pas convaincu. Il faut relire ce qu’on écrivait dans les années 1970 sur ceux qui ont conclu les premières réformes de l’Etat. On les disait partisans, machiavéliques, faux, manipulateurs. « 

9 Un coup de pouce des circonstances extérieures

En Irlande du Nord, ce sont des facteurs non politiques qui ont stimulé la relance du processus de paix, jusque-là dans l’impasse. En effet, le sud de l’île a longtemps été plus pauvre que le nord. Mais, au début des années 1990, la situation s’inverse : la République irlandaise connaît un boom économique, tandis que les violences freinent le développement de la partie nord. Protestants comme catholiques prennent alors conscience que le conflit armé nuit à tous.

 » Cela rejoint ce que j’ai toujours dit à propos de la crise politique belge, commente Carl Devos, politologue à l’université de Gand. Les principaux facteurs qui poussent à conclure un accord ne se trouvent pas à l’intérieur du pays, mais à l’extérieur. Il s’agit de l’inquiétude de l’Union européenne et de la pression des marchés financiers. Si les agences de notation revoyaient à la baisse la cote de la Belgique, je pense qu’un compromis serait vite trouvé. Face à la menace des spéculateurs, les francophones et les néerlandophones auraient intérêt à former un gouvernement. Mais, pour l’instant, cette pression n’est pas encore assez forte. « 

10 Ne jamais laisser tomber

Oh ironie, le dixième commandement de Tony Blair est littéralement la traduction du slogan électoral utilisé par le CD&V de Marianne Thyssen en juin 2010 : Nooit opgeven (Ne jamais renoncer). C’est ce leitmotiv qui a valu aux chrétiens-démocrates flamands une défaite cuisante. Retour à la case 8 : les plus opiniâtres partisans d’un compromis sont rarement récompensés par l’électeur.  » Vous devez être convaincu de l’existence d’une solution même quand les autres ne le sont pas, même quand la sagesse populaire est contre vous, insiste pourtant Tony Blair. Il ne s’agit pas simplement de faire preuve d’acharnement, mais de ne pas accepter la défaite.  »

Ne pas accepter la défaite ? La N-VA a inscrit dans ses statuts la dissolution de l’Etat belge. Le PS ne cesse d’invoquer un hypothétique plan B. Sous-entendu : on pourrait ne pas trouver d’accord. Bref, c’est mal engagé.

François Brabant

L’un des sherpas de Blair a suggéré une table en losange, permettant de s’asseoir à la fois en face l’un de l’autre, et l’un à côté de l’autre

 » Les deux camps sont persuadés d’être les seuls à faire des concessions. « 

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