» Un climat politique digne des années 1930 « 

Antipolitisme. Affaires. Populisme. Trois spectres qui planent au-dessus d’une campagne électorale décidément morose. Ancien homme fort des socialistes flamands, Louis Tobback en a connu d’autres. Il est inquiet, pourtant. Le climat politique délétère, combiné aux incertitudes engendrées par la crise, crée selon lui un contexte dangereux. L’ex-ministre relève plusieurs similitudes avec la situation des années 1930. Il dénonce une  » décadence des mours parlementaires « . Et met en garde contre la menace populiste. A 71 ans, le  » bouledogue  » prouve aussi qu’il sait encore cogner. Ses punching balls : Yves Leterme, Karel De Gucht, Michel Daerden, entre autres. Le bourgmestre de Louvain (4e commune de Flandre) n’épargne pas non plus son propre parti, le SP.A. Depuis les baies vitrées de son bureau, tout en haut de la tour qui abrite les bâtiments flambant neufs de l’administration louvaniste, il scrute sa ville, et le monde, d’un regard perçant. Rencontre en altitude.

La pagaille actuelle ne vous donne pas envie de tenter un retour ? Vous ne pensez jamais : à leur place, je ferais mieux ?

C’est sans aucun doute une tentation. Mais il ne faut pas y céder. Cela dit, la situation actuelle me désole. La Belgique se trouve dans l’immobilisme le plus complet. Et puis, il y a cette ambiance malsaine… On cherche systématiquement la petite bête chez ses adversaires, pour l’utiliser à des fins électoralistes. Des coups bas, il y en a eu par le passé. Mais on a rarement vu une telle atmosphère de scandalite. Excepté, peut-être, pendant l’entre-deux-guerres.

Des parlementaires chevronnés reconnaissent qu’ils n’ont jamais connu de campagne électorale aussi pénible…

C’est une campagne maussade, grise, sans élan. Nous sommes en période électorale, donc les hommes politiques sont condamnés à faire des promesses. Mais, cette fois, on sent bien qu’ils n’y croient pas eux-mêmes. Ni les hommes politiques actuels, ni ceux de la génération précédente, comme moi, n’ont jamais été confrontés à une telle situation économique et financière. Nous pouvons imaginer, comme Astérix et Obélix, que le ciel va bientôt nous tomber sur la tête.

Que peuvent faire les responsables politiques ?

Barack Obama accomplit des choses prodigieuses. Mais, par ses décisions, nous sort-il de l’embarras ? Ou nous entraîne-t-il vers une catastrophe sans précédent ? Personne ne le sait. Je ne suis pas économiste, mais que se passe-t-il pour l’instant ? On fait fonctionner la planche à billets. On imprime massivement de l’argent, aux Etats-Unis mais aussi en Europe, dans une moindre mesure. Cet argent-là, un jour, il va falloir l’évacuer. Sinon… Nous nous dirigeons peut-être vers la même situation que celle qu’a connue l’Allemagne sous la république de Weimar, quand le pain coûtait 1 million de marks. Il ne faut pas croire que nous sommes à l’abri de ce risque-là, que la menace d’hyperinflation ne concerne que le Zimbabwe. Dans un sens, oui, cela ne pourrait se produire qu’au Zimbabwe. En Europe, les gens ne resteraient pas si longtemps patients. Avant que cela n’arrive, nous aurions depuis longtemps des dictatures de droite, comme dans les années 1920 ou 1930.

Vous évoquez la république de Weimar, qui a duré de 1919 à 1933, et qui a mené au nazisme. C’est ce qui nous pend au nez ?

Non, je ne fais pas de prédiction.

Mais le risque existe ?

Le risque est là, oui. Ce n’est pas pour rien que, partout en Europe, les populistes pointent le bout de leur nez. Aux Pays-Bas, le parti de Geert Wilders arrive en tête dans les sondages. Le Vlaams Belang reprend du poil de la bête, grâce au fait qu’il s’est radicalisé, dans le sens raciste du terme. Je ne dis pas que le fascisme est à nos portes. Mais j’encourage chacun à se rappeler l’histoire. Dans les années 1920, quand les fascistes italiens ont pris le pouvoir, le reste de l’Europe ne s’en est pas formalisé. Quant à notre ambassadeur à Berlin, il s’est excusé auprès du chancelier Hitler parce que le journal Vooruit l’avait traité de tous les noms d’oiseaux. L’Etat belge a présenté ses excuses à Hitler !

Le même aveuglement nous guette ?

Le danger populiste surgit toujours de la même combinaison : l’impuissance politique à résoudre les problèmes des citoyens, couplée à la méconnaissance de son histoire. Et cela s’accompagne toujours de la scandalite. Léon Degrelle, c’était quand même la scandalite, non ? Tout cela ne dit-il plus rien aux gens d’aujourd’hui ? Que les Italiens acceptent ce qui se passe dans leur pays, après avoir vécu le fascisme, cela m’étonne et cela m’effraie. Les députés votent sans broncher des lois dont le seul but est de rendre Silvio Berlusconi inaccessible aux juges. C’est quand même le Zimbabwe en Europe, ça !

En Flandre, une dizaine de partis cohabitent désormais. Ce morcellement du paysage politique vous inquiète-t-il ?

Oui. D’autant que cela se combine avec un mécontentement petit-bourgeois. Je reviens à la république de Weimar. Je me souviens d’un film où l’on voit une grande famille juive réunie à table, dans le bassin de la Ruhr, au moment où la radio annonce que Hitler devient chancelier.  » Maintenant commence la pire dictature qu’on puisse imaginer, celle de la petite-bourgeoisie « , s’exclame l’un des membres de la famille, un prof d’histoire. Le mécontentement général auquel nous assistons relève de la même espèce. Nonobstant la crise, la Belgique figure encore parmi les pays les plus riches du monde. Les gens sont mieux lotis ici qu’aux Pays-Bas, qu’en France, et même qu’en Allemagne. Les Suédois font mieux, peut-être. Les Norvégiens aussi, sans doute, mais eux possèdent du pétrole : c’est l’Arabie saoudite du Nord. Même si on dénombre de plus en plus d’exclus, ce qui est un scandale, les Belges peuvent s’estimer heureux, comparé au reste du monde. Malgré tout, dans ce pays, c’est le mécontentement qui prévaut. Je crains qu’il s’agisse, en bonne partie, d’une réaction d’enfants gâtés.

N’est-pas injuste pour les personnes confrontées à un stress grandissant, à une société implacable ?

Peut-être. Mais prenons le problème par un autre bout. Qu’est-ce qui cause ce stress ? La volonté de posséder une voiture plus grande que celle du voisin. L’envie de voyager plus loin que le voisin, ou plus original, ou plus aventurier. C’est ça, le réflexe petit-bourgeois. Mais vous avez raison : la caissière mise sous pression pour passer dix clients de plus par heure, j’estime son mécontentement légitime.

Historiquement, les socialistes ont toujours associé amélioration de la qualité de vie et réduction du temps de travail. Ce point de vue vous paraît-il dépassé ?

Dans la mesure où l’on reste dans une zone de 36, 37 ou 38 heures par semaine, et qu’on y ajoute des vacances, la situation actuelle n’est pas mauvaise. Le mouvement socialiste, dans ce domaine, a obtenu ce qu’il voulait.

En France, le gouvernement de gauche de Lionel Jospin est allé plus loin, en instaurant les 35 heures. Chez nous, Paul Magnette, par exemple, s’y déclare opposé. Du côté des écologistes, Groen ! plaide pour les 32 heures, tandis que le programme d’Ecolo ne mentionne plus la réduction du temps de travail. Votre avis ?

Je suis absolument convaincu que le passage aux 32 heures est réalisable. Notre niveau de développement le permet, et la montée du chômage va imposer une réflexion sur le temps de travail. Le Bureau du Plan prévoit 15 % de chômage en 2011. Ce que ce sera alors à Bruxelles, où le taux de chômage dépasse déjà 20 %, je ne l’imagine même pas. Alors, oui, réfléchissons aux 32 heures ! C’est à la fois possible et souhaitable, notamment en raison de la montée du stress au travail. La gauche doit s’emparer de ce combat-là, et le mener au niveau européen. Sur ce terrain, socialistes et écologistes pourraient se retrouver, sans renoncer à leurs aspirations respectives. L’Europe, de toute façon, ne fera pas concurrence à l’Inde, où les gens travaillent 7 jours sur 7, et crèvent à la machine.

Vous parlez de  » scandalite « . Mais il y a quand même de vrais scandales, non ? Cumuler un poste de ministre et un lucratif business de consultant, comme l’a fait Didier Donfut, cela ne vous heurte pas ?

Didier Donfut, je l’appréciais et je l’apprécie toujours. Il a travaillé à mon cabinet, quand j’étais ministre de l’Intérieur. En tant que spécialiste des intercommunales, il a rendu de grands services. Néanmoins, moi, quand je suis devenu ministre, j’ai démissionné de mon poste d’administrateur au Crédit communal. Et qu’une intercommunale paie un expert 14 000 euros par mois, cela me semble tout à fait… exotique.

Une cure d’opposition ne ferait-elle pas du bien au PS ?

Je ne peux pas en juger. C’est leur affaire. Il y a sans doute des arbres malades au PS. Mais ce qui m’intéresse, c’est la forêt derrière ces arbres-là. Demain, on va devoir gérer les conséquences de la crise. A ce moment-là, il faudra des socialistes au pouvoir. J’ai énormément de respect pour Van Rompuy, beaucoup plus que pour Reynders, mais ses remèdes à la crise ne seront pas ceux d’un homme de gauche. Or la répartition équitable des richesses est une urgence absolue. Il ne s’agit même pas de lutte des classes. Bien que ça ne me dérange pas de poser le problème en ces termes. Depuis vingt ans, je dis que la lutte des classes, il y a ceux à qui on interdit d’en parler, et ceux qui la font chaque jour – et ils ne sont pas de gauche, ceux-là.

Off the record, certains membres du SP.A avouent qu’ils se sentent plus proches d’Ecolo que du PS…

Le PS et le SP.A partagent la même idéologie. Les man£uvres de Jean-Michel Javaux ne me feront pas changer d’avis. Je n’ai pas oublié que, lorsqu’il a fallu désigner le bourgmestre d’Anvers, Mieke Vogels a dit qu’entre Patrick Janssens et Hugo Coveliers, ça lui était égal. Mieke Vogels, présidente de Groen !… Hugo Coveliers, aujourd’hui allié au Vlaams Belang… Les écologistes sont très forts pour se camoufler. Javaux est un politicien extrêmement habile. Il m’en faudrait quelques-uns comme ça au SP.A.

Revenons-en au PS. Les arbres malades dont vous parlez, Di Rupo n’arrive pas à les élaguer. Comment agiriez-vous à sa place ?

A sa place, j’éprouverais les mêmes difficultés. J’ai été président du SP.A pendant cinq ans. Quand on dirige un parti de plusieurs milliers de mandataires, impossible de les contrôler tous.

Dans l’affaire Donfut, peut-on imaginer que Di Rupo ne  » savait  » pas ?

Di Rupo savait, probablement. Et il n’a rien dit. Ce n’est pas normal. Mais les administrateurs des autres partis devaient savoir aussi, et ils n’ont rien dit non plus. Des parlementaires MR et CDH ont accompagné Happart et Van Cau en Californie. Pourquoi les socialistes devraient-ils porter la croix de tous les maux de la politique ?

Di Rupo ne devait-il pas mener une bagarre plus énegique contre ceux qu’il a lui-même qualifiés de  » parvenus  » ?

Di Rupo a liquidé Anne-Marie Lizin. Il n’a pas réussi à liquider Van Cau, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. Van Cau le dit lui-même, donc je peux le répéter.

Michel Daerden tête de liste à Liège, cela ne brouille-t-il pas encore un peu plus l’image du PS ?

La justice ne lui reproche rien, que je sache. Et puis, les électeurs ont les hommes politiques qu’ils méritent. Je n’ai jamais compris pourquoi les Flamands votaient pour Yves Leterme. Cela se voit tellement que c’est un faiblard, un rancunier. Les Liégeois, eux, votent pour Daerden. C’est peut-être curieux, mais c’est comme ça. A Charleroi, Van Cau conserve beaucoup de supporters. Quoi que je pense de ces individus – et on peut interpréter le mot  » individu  » dans son sens péjoratif -, la seule chose qui importe, c’est le poids des socialistes après les élections.

Dans le documentaire Un pays inachevé, on vous voit à la tribune de la Chambre traiter les élus du Vlaams Blok de  » crapules « . Vous les considérez toujours de la sorte ?

Disons que je les trouve infréquentables. Et quand j’utilise ce mot, moi, je crois ce que je dis.

Et Jean-Marie Dedecker ?

C’est un populiste. Mais il n’est pas le seul. Dans le temps, Guy Verhofstadt et Herman De Croo disaient :  » La même pension pour tout le monde !  » Quand vous n’avez pas le courage d’expliquer que cette pension sera extrêmement basse, alors vous êtes populistes ! En 2007, Yves Leterme et son parti ont gagné les élections avec des méthodes d’un populisme extrême. Leterme a prétendu que  » cinq minutes de courage politique  » suffiraient pour résoudre BHV. Quand on se sert de mensonges avérés pour gagner les élections, on sombre… Je cherche un mot qui n’est pas trop fort… Disons que c’est la forme la plus répugnante du populisme.

Vous épargnez votre parti, le SP.A…

Je ne l’épargne pas. Le parlement flamand a voté en janvier un amendement permettant à Karel De Gucht de rester bourgmestre de Berlare, s’il devient commissaire européen. Les députés de mon parti l’ont voté aussi ! Ils n’y ont vu que du feu ! De Gucht s’est dit : la loi ne me convient pas, hop, on la change ! Par le passé, cela ne se serait jamais produit. Moi, comme ministre, je n’aurais même pas osé demander une chose pareille. C’est totalement comparable à l’affaire Donfut. Cela révèle une perte de perception de ce qui ne se fait pas, et une décadence des m£urs parlementaires.

Un pays inachevé aboutit à cette conclusion : dans les années 1950, la population s’enflammait vite, mais les hommes politiques gardaient la tête froide. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les gens restent apathiques face au spectacle donné par des dirigeants de moins en moins crédibles.

Les hommes politiques paniquent. Parce qu’ils se demandent ce qui est en train d’arriver. Et ils se trouvent justement confrontés à l’apathie du public. C’est devenu une évidence de dire : la politique ne m’intéresse pas, les partis sont tous les mêmes. Mais je rappelle le vieil adage : si vous ne vous occupez pas de politique, la politique s’occupera de vous. Ne pas s’intéresser à la politique, c’est stupide.

Entretien : François Brabant

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