Iran Les orphelins de la Révolution

Trente ans après, quel regard ses anciens acteurs portent-ils sur ce séisme historique ? Aujourd’hui en marge du  » système « , quatre d’entre eux témoignent, chacun à sa manière, des attentes déçues de ceux qui croyaient alors en Khomeini.

DE NOTRE ENVOYé SPéCIAL

Les uns avaient 20 ans à peine, les autres, plus du double. La révolution islamique fut pour les premiers un rite initiatique exaltant et brutal ; pour leurs aînés, l’aboutissement, inespéré, du long combat contre le despotisme. Leurs guides ? L’ayatollah Ruhollah Khomeini, l’idéologue religieux radical Ali Chariati ou le nationaliste Mohammad Mossadegh. Très vite, les chemins ont divergé. Beaucoup, arrachés à leurs rêves par l’absolutisme clérical, rallièrent le camp réformiste ; certains ont cédé aux sirènes du purisme doctrinal. Mais aucun ne fut à l’honneur, à Téhéran, lors des récentes cérémonies du 30e anniversaire. Car l’Iran n’est plus le royaume des pionniers ou des vétérans. Ni même celui des seuls mollahs. Le treillis supplante le turban : place aux pasdaran – Gardiens de la révolution – et aux miliciens. C’est de ces rangs-là qu’a surgi le président Mahmoud Ahmadinejad, laïque à la piété rustique.

Une autre parenté, paradoxale, unit les personnages dépeints ici : leur passé américain. Trois ont vécu ou étudié outre-Atlantique ; le dernier doit sa disgrâce à un sondage sur le couple infernal Washington-Téhéran. Et tous comptent parmi les acteurs, en novembre 1979, de l’invasion de l’ambassade des Etats-Unis, prélude au long cauchemar – 444 jours – de 52 otages.  » Indépendance, République islamique, Liberté  » : l’imam Khomeini reconnaîtrait-il sa trinité ?  » Si je réponds oui, soupire un rescapé, je mens. Si je réponds non, je risque gros. « 

Ebrahim Yazdi Le fidèle en quarantaine

Honneur aux anciens. Compagnon de route de l’imam défunt, ce septuagénaire policé au bouc poivre et sel préside le Mouvement pour la libération de l’Iran (MLI), parti illégal mais toléré. Son parcours judiciaire vaut tous les brevets de ténacité. Alors installé à Houston (Texas), où il navigue entre la génétique moléculaire et l’opposition au chah, Yazdi écope en 1975 de dix ans de réclusion par contumace. Deux décennies après, il tâte des geôles d’Evin, terrible prison perchée au nord de Téhéran ; puis la justice islamique émet à son encontre un mandat d’arrêt pour complot. Le  » félon  » peut pourtant se prévaloir d’un enviable pedigree. En 1953, quand le coup d’Etat orchestré par Washington et Londres évince Mossadegh de la primature, il plonge dans la lutte clandestine. Plus tard, le généticien se rapproche de Khomeini, qu’il consulte à Nadjaf (Irak), avant de le rejoindre en son exil de Neauphle-le-Château (France), puis de préparer son retour triomphal à bord d’un Boeing 747 d’Air France.

Le voilà propulsé, au sein du gouvernement provisoire de Mehdi Bazargan, vice-Premier ministre aux Affaires révolutionnaires, puis chef de la diplomatie de l’Iran nouveau.  » Partout l’état d’urgence, se souvient-il. C’était le temps de la vengeance. Un ex-détenu pouvait, au grand dam de l’imam, torturer à mort dans sa cave le chef de la Savak, la police secrète du chah. La hantise du putsch pro-occidental pesait lourd.  » S’il siège au sein d’un Conseil de la révolution enclin à expédier à la potence les barons du régime impérial, Ebrahim Yazdi se démarque de l’ayatollah-procureur Sadegh Khalkhali, grand pourvoyeur de pelotons d’exécution. Très vite, à mesure que s’accroît l’emprise des théocrates, d’autres fêlures se dessinent :  » Eux jugeaient incompatibles islam et démocratie. Moi pas.  » Pour preuve, la Constitution : le dogme de la primauté absolue des religieux n’apparaît pas dans sa version initiale, avalisée par Khomeini, mais s’imposera au fil de débats houleux. La fracture ? Elle survient au surlendemain de l’assaut sur le  » nid d’espions  » américain. Déjà, en février, Yazdi avait, à la demande de l’ermite de Neauphle, enrayé une première attaque.  » Virez-moi ces types !  » lui enjoint-il neuf mois après.  » Trop tard cette fois. Mis devant le fait accompli, l’imam a donné sa bénédiction.  » Hâtant ainsi la démission du cabinet Bazargan, hostile au procédé.

Au fil des ans, Yazdi aggrave son cas. Notamment en 1983, lorsqu’il suggère d’abréger la guerre avec l’Irak, carnage dantesque.  » Un fossé béant, dit-il, sépare nos idéaux d’hier de la réalité. Si l’indépendance est acquise, les libertés sont bafouées. « 

Masoumeh Ebtekar Islamiste et féministe

Immunologue de formation, cette fille de l’élite pieuse reçoit au siège de la Fondation Zeynab Kobra, orphelinat créé par sa mère l’année du naufrage de la dynastie Pahlavi et port d’escale favori d’une femme pressée. A 19 printemps, dix ans après avoir quitté la Pennsylvanie, la voilà porte-parole des conquérants du  » nid d’espions  » yankee ; à 38 ans à peine, elle se voit confier par Mohammad Khatami, fraîchement élu, une vice-présidence et le dossier de l’environnement. Sa vie se décline aussi en trois prénoms : Nilufar, celui reçu à la naissance ; Masoumeh, plus islamiquement correct ; et Mary, pseudonyme adopté en novembre 1979, quand elle devint, sous l’£il des caméras, la voix et le visage – dûment voilé – des preneurs d’otages.

A l’époque, l’étudiante fait la navette entre la fac et les cours d’alphabétisation dispensés aux ouvriers d’une usine de chaussures. Et c’est son anglais oxfordien, relevé d’une pointe d’accent américain, qui vaut à Mary-Masoumeh ce sacerdoce, dont elle s’acquitte avec le zèle et la rudesse de saison. Les captifs de l’ambassade ? Des espions qu’il faudrait juger, sinon tuerà Une autre tâche lui échoit : superviser la traduction des monceaux de paperasses dénichés à l’ambassade. A commencer par les documents top secret passés à la broyeuse, et patiemment reconstitués. Son éveil politique, Masoumeh le doit à sa famille, aux écrits d’Ali Chariati et à l’arrogance coloniale des soldats américains dans l’Iran du chah. Elle croit alors à la synthèse de la modernité et d’une tradition retrouvée. Y croit-elle encore ? Oui, même si le clivage, gommé par la fièvre révolutionnaire, a vite resurgi. Chez l’élue municipale de Téhéran, le trouble date des assassinats impunis d’écrivains dissidents, peu avant l’irruption de son mentor Khatami. Puis vinrent la censure et l’arbitraire policier.  » Mon baromètre : le statut de la femme. Ses devoirs d’épouse et de mère passent avant son humanité. Trente ans après, le défi reste intact. Sans l’antagonisme américain, nous aurions bâti une société plus douce, plus ouverte. La menace a affaibli les réformistes. « 

Forouz Rajaifar Pasionaria anti-Washington

Dans cet étroit bureau, au sous-sol d’un immeuble sans âme du centre de Téhéran, les murs ont la parole. Au milieu des posters à la gloire de kamikazes palestiniens, voici un reçu sous verre du Hezbollah libanais, témoin d’un don – 4 000 dollars – du  » Quartier général pour la commémoration des martyrs du mouvement islamique global « , l’association qu’anime depuis cinq ans Forouz Rajaifar. En face, une affiche immortalise – c’est bien le moins – un rassemblement de candidats au sacrifice prêts à riposter à toute agression extérieure. Ce jour-là, une centaine de jeunes filles, adeptes supposées de l’attentat-suicide, avaient aussi prêté serment.  » En deux ans, nous avons recruté 60 000 membres « , claironne la maîtresse des lieux, vêtue de pied en cap du tchador anthracite de rigueur, tandis que son assistante surfe sur des sites Web en hébreu. Etrange. Cette chimiste a, à trois ans près, l’âge de  » son amie  » Masoumeh Ebtekar. Toutes deux invoquent le même inspirateur – Chariati – et ont joué les porte-voix anglophones des  » étudiants de la ligne de l’imam « . Chacune à sa façon, il est vrai. Forouz entreprit ainsi un jour d’expliquer à une centaine d’otages potentiels le bien-fondé de leur détention.  » Encore sous le choc, ils ne m’ont guère écoutée « , s’amuse-t-elle. La  » s£ur  » Rajaifar avait, comme Masoumeh, traversé l’Atlantique, histoire d’étudier l’informatique tout en prêchant la cause islamiste, avant de replonger dans le tumulte dont ses parents voulaient l’éloigner.

Pourquoi, dès lors, des trajectoires si divergentes ?  » La plupart de nos compagnons ont adopté des réflexes de nouveaux riches. Le péril, c’est la déviation idéologique. Dans la démocratie libérale, aucune place pour la justice, priorité absolue. Pourvu que celle-ci règne, le régime – république, monarchie ou califat – importe peu.  » On l’aura deviné : Forouz réprouve tout arrangement avec Washington.  » Rouvrir l’ambassade revient à restaurer un repaire d’espions. Par la force ou par la ruse, les Américains veulent notre perte.  » Qu’elle méprise le Prix Nobel de la paix Chirin Ebadi et dénonce Khatami, coupable de  » séparer religion et politique « , va de soi. Le populiste Ahmadinejad trouverait-il grâce à ses yeux ? Pas même :  » Lui recourt au lexique de la révolution mais agit comme les autres.  » Pour les purs, les temps sont durs.  » Dans les taxis collectifs, admet-elle, les gens accablent tellement le système qu’on n’ose à peine le défendre.  » Le sens du sacrifice a ses limites.

Abbas Abdi Réformateur déçu

L’ironie morose de ce quinquagénaire à la voix éraillée trahit plus qu’elle ne masque une amertume. Jamais Abbas Abdi ne s’est vraiment remis des deux ans de prison purgés entre 2003 et 2005. Motif officiel du châtiment infligé à ce franc-tireur réformateur, journaliste et sociologue : une enquête, conduite avec le concours d’un institut américain, selon laquelle les trois quarts des Iraniens souhaitaient une normalisation Téhéran-Washington.  » La révolution, avance-t-il, n’est pas une glaise que l’on modèle à sa guise. Elle a l’éclat et la dureté du diamant, ne doit rien à la logique et tout à l’émotion. La Cité idéale n’existe pas. Mais il reste le souvenir de l’esprit de sacrifice, de l’exigence morale et de la confiance dans le peuple.  » Des regrets ? Aucun. Abdi l’a dit en 1998, lors d’une rencontre à Paris, au siège de l’Unesco, avec l’ex-otage Barry Rosen. Il le redit aujourd’hui :  » Seul compte ce que tu fais à l’instant T. Le clan Pahlavi, par son aveuglement, les Américains et les Britanniques, par leurs ingérences, furent les artisans d’un soulèvement inévitable. « 

L’engagement du jeune Abbas, étudiant en chimie des polymères et militant islamiste, passe par la Palestine.  » Nous combattions le chah, tout à la fois despote et allié d’Israël. Pour basculer dans l’activisme, tu n’as besoin ni de sagesse ni de talent, mais de courage. Stupidité de la dictature : en bannissant les ouvrages de Chariati, elle nous a contraints de les copier à la main, au point de les élever au rang de livres sacrés.  » Délégué de l’Université polytechnique, Abbas Abdi croise peu avant l’invasion du  » nid d’espions  » un certain Mahmoud Ahmadinejad. Lequel, réticent, s’éclipse.  » Lui aurait préféré l’ambassade d’URSS : il tenait le communisme pour l’ennemi prioritaire.  » Si beaucoup s’attribuent le beau rôle, Abdi tend à minimiser le sien.  » Je me suis marié, j’ai donné des conférences ici et là. Avant de me plonger dans la littérature politique. Au lieu de bouffer les livres, je les lisais enfin.  » Une audace dont il paiera le prix. l

Vincent Hugeux; V. H.

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