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Pêche en eaux profondes : menaces, coups bas et trahison à Bruxelles

Le Vif

Entre élus « défenseurs des emplois du secteur » et militants écologistes, la guerre fait rage autour de la pêche en eaux profondes. Menaces de mort, pression, lobbying intense, attaques personnelles.

Chahutage en eaux profondes. Lobby industriel, écologiste et menace de mort, trois composants d’un vaudeville qui remue le parlement européen depuis quelques semaines. L’Express a plongé ses filets dans l’affaire de la pêche en eaux profondes et tente de remonter le fond… de l’histoire.

Mardi 10 décembre, au Parlement européen, les élus prennent une décision qui va révolter les écologistes: ils adoptent un amendement qui limite l’interdiction de la pêche en eaux profondes. L’amendement 62 —  » un compromis bon pour l’emploi, bon pour l’écologie », estime Isabelle Thomas (PS) –, qui interdira le chalutage en eaux profondes sur 90 % de la zone de pêche de l’UE.

Une association écologiste en particulier, Bloom, s’insurge. Les parlementaires ont « fait échouer une chance unique d’éliminer la méthode de pêche la plus destructrice de l’Histoire », peut-on lire sur le site. Pire, il y a eu erreur lors du vote, le résultat est faux.

Bloom ne s’arrête pas là et accuse le ministre délégué à la pêche Frédéric Cuvillier de « défendre ses intérêts personnels » et plus particulièrement Isabelle Thomas, en partie à l’origine de l’amendement 62, « élue de Bretagne, marraine du lobby ‘Blue Fish' » qui a ‘entraîné les eurodéputés socialistes français dans l’impasse politique’, selon l’association.

L’erreur de vote: enfumée ou ridicule ?

‘La mise à jour des votes a posteriori fait apparaître qu’au lieu d’être rejetée à 16 voix d’écart, l’interdiction du chalutage profond aurait dû gagner de 13 voix. Nous avons donc gagné à 343 votes contre 330’, clame Bloom. En cause, l’heure du vote, trop tôt le mardi matin, ce qui a empêché les élus ‘de bien comprendre comment voter’.

Le résultat des votes, publié sur le site du Parlement européen -disponible ici-, montre, page 27, que les parlementaires ont accepté l’amendement 62 par 342 voix contre 326. Page 28, un autre tableau indique ‘les corrections de vote’ : +2 pour l’amendement, +18 contre (et 0 abstention). Le résultat final avancé par Bloom est donc correct. D’autant que des députés confirment avoir été ‘piégés’, comme la socialiste Françoise Castex, qui avoue avoir suivi l’avis de son groupe par faute de connaissance du dossier.

‘C’est une immense hypocrisie, un coup de com » s’emporte Isabelle Thomas, interrogée par L’Express. ‘C’est une pratique très courante au Parlement, on vote une première fois en son âme et conscience et on change le lendemain pour ne pas perdre la face auprès d’une partie l’opinion publique… Il y a aussi les élections dans six mois’, ajoute-t-elle. ‘Ils (les députes, ndlr), ne pouvaient pas se tromper sur un vote aussi important’. Une hypocrisie ‘possible’, reconnaît d’ailleurs Bloom dans une interview au Point.

Au-delà de cet amendement 62, la résolution finale, elle, a été adoptée à 564 voix, ce qui permet effectivement de douter sur l’ampleur des ‘votes par erreur’.

Lobbying, pressions, menaces de mort

Pour Bloom, si l’interdiction n’a pas été votée, c’est aussi sous la pression au lobbying des élus français et espagnols… sans oublier les industriels, Intermarché en tête. L’association attaque particulièrement ‘Blue Fish’, ‘un lobby opaque, sans site internet’, dont Isabelle Thomas est la marraine. Cette ‘association européenne de promotion de la pêche durable et responsable’ est également épinglée par le Canard Enchaîné qui la qualifie de ‘bras armé des groupes de pêche industrielle pour mener des actions de lobbying à Bruxelles’.

L’élue PS prend pourtant ses distances ‘Je ne suis ni marraine ni adhérente de Blue Fish’. Bloom ment? ‘Ils en rajoutent, ils partent du fait que j’avais demandé une salle pour qu’ils se réunissent, ce qui s’appelle parrainer dans notre jargon’, répond Isabelle Thomas, qui reconnaît avoir ‘prêté son nom’, mais pourrait changer d’avis ‘s’il s’avère que c’est du lobbying classique’. Selon elle, Blue Fish est une association qui veut ‘objectiver’ la question grâce à ‘un regroupement de scientifiques et de professionnels du secteur’.

N’y aurait-il aucun lobby de la pêche ? Assurément, ‘il existe’, reconnaît l’eurodéputée, mais ‘il est 100 fois moins puissant que les ONG qui ont milité contre cet amendement’. ‘Nous sommes harcelés par les lobbyistes à Bruxelles, et je rejette aussi bien Intermarché que Bloom’, clame-t-elle.

L’élue évoque une page du New York Times achetée par les écologistes et déposée sur les bureaux des parlementaires la veille du vote, mais aussi la puissance de la pétition — lancée par la directrice de Bloom, Claire Nouvian et relayée par Avaaz-, qui a reçu presque 800 000 signatures. Sans oublier la bande dessinée de la talentueuse Pénélope Bagieu, prends cinq minutes, et signe, copain. Efficace (372 000 j’aime sur Facebook), mais malheureusement un peu simpliste.

‘Il y a sûrement des gens extrêmement sincères’, accorde Isabelle Thomas, mais ‘il ne faut voir que l’aspect écologique dans cette histoire’. ‘Il y a un côté religieux, un côté fanatique qui m’inquiète vraiment. J’ai reçu des centaines de mails, messages Facebook ou tweets en l’espace d’une semaine’, ajoute-t-elle. ‘Un jour, les gens viendront vous pendre’, indique l’un d’eux. ‘Je crève d’envie de t’éclater la gueule à grands coups d’extincteur avec Fuel de Metallica à fond dans les oreilles’, lit-on sur la page Facebook de la députée. ‘On dirait une nouvelle religion’, regrette Isabelle Thomas. Des mesures ont été prises avec son avocat et des plaintes vont être déposées.

Une ‘menace’ qui fait référence au discours enflammé de l’eurodéputé Godfrey Bloom du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni.

Les impacts écologiques et économiques au coeur du débat

Pour Bloom, ce nouveau règlement va permettre à ‘la pêche la plus destructrice de l’histoire’ de continuer. Ce que l’association oublie de dire, en revanche, c’est qu’avant ce nouveau règlement, la pêche en eaux profondes était théoriquement autorisée sur 100 % des eaux de pêche de l’UE (à l’exception des zones protégées). Désormais, 90 % des zones de pêches seront interdites au chalutage en eaux profondes. Les 10 % restant concernent des zones sableuses et vaseuses.

‘D’ici 2 ans, une cartographie des fonds marins sera réalisée, et d’ici quatre ans, une étude d’impact écologique sera exigée, pour faire le bilan’, assure Isabelle Thomas. En clair ? L’étude permettra de ‘déterminer si les zones sableuses et vaseuses sont vulnérables’, ou pas.

11 ou 758 navires concernés ?

Selon les écologistes, l’impact d’une interdiction serait minime et ne toucherait véritablement que 11 navires spécialisés. En France, la principale flotte de pêche en eaux profondes, la Scapêche (qui appartient à Intermarché), avance quant à elle des menaces sur 3000 emplois.

Entre les lobbys industriels et les écologistes, il y a la Commission européenne, plus mesurée. ‘La viabilité économique de nombreuses communautés de pêche dépend dans une certaine mesure de ce type de pêche’, explique-t-elle. Ce sont en fait 758 bateaux et leurs équipages qui sont plus ou moins concernés, sans compter les emplois au sol dépendant des flottes.

Isabelle Thomas, elle, ne se cache pas de défendre les marins. ‘On vit beaucoup de ces activités de pêche et on défend l’emploi, évidemment, mais pas à tout prix’, avance l’eurodéputée, qui se félicite du ‘compromis’ adopté par les parlementaires.

Un impact écologique négatif

Côté écologie, en revanche, il y a presque consensus. Bloom se base sur ’70 publications scientifiques’ qui ‘décrivent les impacts négatifs et potentiellement irréversibles des chaluts profonds sur les fonds marins’, et ‘plus de 300 chercheurs’.

La Commission européenne est plus modérée, mais elle reconnaît tout de même l’impact négatif du chalutage profond sur les fonds marins. ‘De façon générale, les pêcheries profondes ne sont pas durables’, affirme-t-elle. Cependant, le rapport note aussi un manque d’informations précises, notamment sur les stocks de poissons, très difficiles à déterminer.

Ces effets néfastes ne sont d’ailleurs que partiellement niés par Isabelle Thomas, même si elle dit se fier ‘uniquement les études du CIEM, le Conseil International pour l’Exploration de la Mer’ — largement critiqué par les écologistes — et ‘l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer)’, qui sont plus mesurés, eux aussi.

Le vote est-il définitif ?

Même si les eurodéputés ont changé d’avis, cela ne change rien. Un vote est définitif au Parlement européen. Et les États membres n’ont pas à tenir compte d’un changement. Seule solution: proposer un nouveau règlement, une nouvelle loi. La procédure serait longue et semble peu probable. ‘Ce serait mépriser le Parlement’, s’indigne Isabelle Thomas. Pas sûr que cela suffise à enterrer calmer les ardeurs, ni à enterrer la hache de guerre.

Victor Garcia

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