L’homme-livre

C’est chez lui, entouré de ses 30 000 ouvrages, qu’Alberto Manguel a rédigé La Bibliothèque, la nuit. Une fascinante réflexion sur l’écrit, à la fois personnelle et universelle

ous avez intitulé votre livre La Bibliothèque, la nuit. Pourquoi la nuit ?

E Parce que j’aimais ce titre [rires] et parce que, chaque nuit, ma bibliothèque me dit une nouvelle chose de moi-même. Le jour, l’ordre y est plus visible, c’est un labyrinthe de lignes droites où l’on n’est pas censé se perdre, mais trouver. De même qu’il est plus facile de faire l’amour la nuit, il est plus aisé de réfléchir dans une bibliothèque la nuit. Les bruits y sont étouffés, les pensées plus sonores. Je me sens moins tenu de respecter les ordres visibles pour réimaginer le monde. Le silence, la nuit, dans ma bibliothèque, est particulier, avec ces cônes de lumière qui m’enferment dans certaines zones de réflexion et de divagation. Libérés des contraintes quotidiennes, mes yeux et mes mains se promènent entre les rangées bien ordonnées et recréent le chaos. Un livre en appelle un autre inopinément, nouant des alliances entre des cultures et des siècles différents, un vers à demi mémorisé suscite l’écho d’un autre pour des raisons qui, à la lumière du jour, restent obscures. Il me faut, le soir, voir et toucher les pages, entendre les crissements et froissements du papier et l’effrayant craquement des dos, sentir l’arôme du bois des étagères, le parfum musqué des reliures en cuir, l’odeur acide de mes livres de poche jaunissants. Alors je peux dormir.

Globe-trotteur, vous avez retapé un presbytère dans le Poitou pour vous poser enfin, vous et vos 30 000 ouvragesà

E C’est le point de départ du livre. Quand je me suis installé là-bas, j’ai dû déballer toutes les caisses et aligner les bouquins en pile autour de moi, à même le sol, pour imaginer comment j’allais ranger la bibliothèque, quel ordre j’allais choisir. C’était un peu comme le premier moment avant le jour de la création : tout était là, mais rien n’avait encore son nom ni sa place. J’ai passé non pas sept jours mais trois mois à créer cet univers où je suis le seul à pouvoir me retrouver et où j’ai glissé des objets intimes : mouchoirs, lettres, tickets de métroà qui renvoient à d’autres mondes. Sans cette expérience, jamais je n’aurais pu écrire ce livre.

Il fait suite à votre célèbre Histoire de la lectureà

E Je ne veux pas devenir un  » Monsieur Lecture  » et je me consacrerai désormais plus à la fiction même si, pour moi, la bibliothèque est la métaphore essentielle pour essayer de comprendre notre rapport à nous-mêmes et au monde. Une histoire de la lecture s’est bâtie à mesure que j’enquêtais, que j’écrivais, sans que je sache trop où j’allais. Cette fois, j’étais beaucoup plus conscient de là où je voulais en venir. En réfléchissant sur le sujet et en fouillant les archives consacrées aux grandes bibliothèques de l’Histoire, j’ai bien vu que tout tournait autour de la complexe notion d’ordre. Même une personne qui a une bibliothèque de cinq ou dix livres se rend compte que l’ordre auquel elle soumet ses ouvrages a un sens qui en dit long. Toute présence dénote une absence, tout choix est une censure, etc. Toute bibliothèque, aussi, est autobiographique. Heureusement qu’aucun psychanalyste n’est venu fouiller dans la mienne ! En tant que système destiné à donner un ordre à l’univers, la bibliothèque est forcément vouée à l’échec. Il s’agit plutôt d’une quête de consolation.

A vous écouter, l’aptitude à la lecture semblerait innéeà

E Lorsque j’étais enfant, je voyageais beaucoup et les livres que me lisait ma gouvernante étaient pour moi un point fixe où revenir. Je crois que nous sommes tous potentiellement de gros lecteurs. Nous sommes la seule espèce à avoir conscience d’elle-même. De ce fait, nous pensons que tout est histoire et donc que tout doit être écrit. Enfants, nous avons la faculté d’inventer des langages. Chez certains, cela se développe, pas chez d’autres. Le pourcentage d’authentiques lecteurs dans nos sociétés est minime, même si cette capacité de lire, je crois, nous définit. Nous sommes des animaux lecteursà

Pourtant la bibliothèque perd de son prestigeà

E L’économie a supplanté les activités intellectuelles. Le temple symbolique de la bibliothèque a été remplacé par celui de la banque. Le livre est devenu un business. On crée de faux lecteurs et beaucoup de faux livres, les vrais étant noyés dans la masse. Mais la littérature, authentique ou non, ne rapporte pas assez, et les comptables s’aperçoivent que Garcia Marquez paie moins qu’un kalachnikov. C’est la fin d’un certain humanisme, auquel nous reviendrons peut-être.

Le livre n’est-il pas un objet comme un autre ?

E Non. Il préserve la mémoire de nos expériences selon un code partagé – le langage – que l’on peut récupérer entièrement. Dans un disque, un film, la mémoire ne s’imprègne pas de la même façon. Ma crainte est qu’on oublie qu’il est essentiel de continuer à lire pour savoir qui nous sommes et que rien ne peut remplacer cette lecture.

La bibliothèque est-elle encore dangereuse ?

E Oui, puisque les dictatures continuent à la détruire pour qu’on ne puisse plus savoir ce qui s’est passé avant. Voyez en Irak. Elle est aussi un danger collatéral pour l’économie. Les grandes sociétés d’électronique nous poussent à consommer, à changer sans cesse de technologie. Elles tentent de nous convaincre de donner de plus en plus de place aux machines numériques et de moins en moins aux livres.

Vous êtes un défenseur du papierà

E C’est le support presque parfait, qui ne nécessite pas, lui, d’être remplacé. Et puis, sur l’écran, la feuille est toujours neuve, sans passé, sans texture, sans annotations. Pas de coin corné, pas d’histoire. Un livre, lui, garde la trace de son lecteur. Il faut éviter la confrontation entre l’électronique et le papier. Les deux existent. Utilisons chacun pour ce qu’il a de mieux.

La bibliothèque est aussi un jeu, expliquez-vous…

E De Rabelais à Angelo Rinaldi en passant par Borges, on n’a cessé d’inventer des livres et des références fictives. Dans Pantagruel, la bibliothèque imaginaire de Rabelais est une véritable satire du monde savant et monastique, avec des titres du genre : Le Cul pelé des veuves, Le Tirepet des apothicaires, La Croquignolle des curés, etc. Une bibliothèque peut être un rêveà mais aussi un cauchemar lorsqu’il s’agit des restes de celle de Hitler, conservés à Washington, où l’on trouve un traité sur l’emploi du Zyklon B, gaz utilisé dans les camps. l

Olivier Le Naire

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