Un lundi d’apocalypse

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

L’incendie de l’Innovation, à Bruxelles, fait partie de la mémoire collective. Le 22 mai 1967, 325 personnes sont restées prisonnières de l’enfer. Quarante ans plus tard, des témoins racontent…

Temps sec et chaud, ce lundi 22 mai 1967. A l’heure du déjeuner, les trottoirs de la rue Neuve, la plus connue des artères commerçantes de Bruxelles, sont envahis par la foule. La rue elle-même, aujourd’hui piétonnière, est encombrée par une file de véhicules progressant lentement entre les voitures en stationnement. Employés du quartier, infirmières de la clinique Saint-Jean et autres clients s’engouffrent dans l’Innovation, temple de la mode bruxelloise et bazar de luxe.

Le grand magasin organise une  » quinzaine américaine  » : produits made in USA, fanfares, spectacles permanents… Comme d’habitude, le self-service, très apprécié, est pris d’assaut. Vers 13 h 20, la vendeuse du rayon fillettes, au 1er étage, a l’attention attirée par une odeur de brûlé. La cigarette d’un collègue ? Le règlement interdit de fumer sous peine de renvoi immédiat. Trop dangereux avec tous ces tissus, ces vêtements en Nylon et ces décors en bois. Elle aperçoit alors des flammèches au plafond et une légère fumée dans le fond du magasin.  » C’est là que ça brûle !  » crie-t-elle. La réserve de vêtements est en feu. Le pompier d’étage, ancien employé de l’Inno, tente de combattre l’incendie avec un extincteur. Deux collègues le rejoignent, sans se presser : en cas d’urgence, la consigne de la direction est de ne surtout pas affoler la clientèle.

A 13 h 27, ils se décident à déclencher la sonnerie d’alarme. Inaudible par endroits, elle est confondue ailleurs avec le signal de la reprise du travail. Au 4e, un jeune couple constate que le mur, brûlant, laisse échapper une fumée bizarre. Un étage plus bas, une vendeuse ouvre la porte d’une réserve d’où sortent des gaz nocifs, libérés en lourdes volutes. Elle s’écroule sur le sol et s’évanouit. A 13 h 30, le mot  » feu  » est prononcé au rayon maroquinerie du rez-de-chaussée, où aucune flamme n’est encore visible. Les vendeuses ferment leurs caisses et se précipitent vers les sorties. Les clients fuient en criant. Vent de panique aussi au restaurant, où les lumières se sont éteintes.

Alertés à 13 h 34, les pompiers casernés place du Jeu de Balle atteignent l’Innovation à peine six minutes plus tard. Mais la circulation les empêche de parvenir directement face à la porte centrale, rue Neuve. A la hâte, ils alignent des échelles mobiles le long de la façade pour récupérer les personnes qui se massent sur l’auvent du 1er étage. Un lieutenant appelle des renforts par radio. Il voit les fumées et les flammes sortir de la grande façade rougeoyante. Mais aussi des gens pris au piège derrière les fenêtres et d’autres réfugiés sur les corniches ou suspendus à des cordes. Pour échapper à la fournaise, certains sautent dans le vide. La foule massée dans les rues les voit tomber dans les bâches tendues par les secouristes ou s’écraser au sol.

Autour de 14 heures, le bâtiment n’est déjà plus qu’un gigantesque brasier, que les pompiers arrosent sans cesse avec leurs lances. Après avoir tout tenté pour sauver des vies, il leur faut éviter la propagation de la catastrophe au quartier. Dans les rues, on cherche à glaner des informations sur un être cher perdu à l’intérieur au plus fort de la cohue. Vers 15 heures, la coupole du prestigieux magasin conçu par Horta pour la famille Bernheim s’effondre et, une heure plus tard, les étages se décomposent les uns après les autres, dans un fracas de fin du monde…

Etrangement, une chape de plomb s’installe après la catastrophe, qui a fait 325 morts ou disparus et plus de 80 blessés. La population, traumatisée, frappée souvent dans sa propre famille ou dans son entourage, se pose des questions. Mais les propriétaires et actionnaires du groupe L’Innovation n’avaient aucun intérêt à ce qu’on fasse des vagues autour de la tragédie. Plus vite on réglerait litiges et indemnisations, plus tôt on pourrait refaire commerce. Les membres du personnel eux-mêmes recevront des consignes strictes :  » On n’en parle pas !  » Appelés par le parquet à témoigner, c’est du bout des lèvres qu’ils informeront les enquêteurs sur les circonstances du drame.

Robert Dehon

Robert Dehon, 22 ans à l’époque, est sans doute le dernier à s’échapper, par les toits, de la fournaise. Employé au  » rayon blanc  » chez Priba, filiale de l’Inno qui jouxte le grand magasin, il ne se rend compte de rien avant 13 h 50.  » Du 3e étage, je vois alors de lourdes volutes envahir la rue du Damier, à l’arrière de l’îlot. Le personnel de Priba évacue les lieux, mais, de l’immeuble d’en face, on me signale que des gens venus de l’Inno en feu tentent de descendre sur un balcon de notre bâtiment. Je gagne le 5e et passe, vers 14 h 05, de terrasses en plates-formes, côté Inno. Avec un inconnu, j’aide des rescapés à fuir. La verrière centrale du grand magasin a déjà éclaté, des morceaux de corniches incandescents tombent autour de moi et je me rends compte que je suis adossé à des bouteilles de gaz ! Je grimpe alors des échelles en courant, escalade des barres de béton et saute le mur du balcon de Priba. J’arrive en bas au moment où toutes les vitres de l’Inno éclatent. Un pompier me donne l’ordre de sortir, me couvre de sa jaquette de cuir et me conduit, au pas de course, rue de la Blanchisserie. C’est mon pote pour l’éternité !  » l

Martin Lafont

Martin Lafont, 39 ans à l’époque, était sergent à la caserne des pompiers de la place du Jeu de Balle. En repos le 22 mai 1967 après vingt-quatre heures de service, il apprend qu’un incendie s’est déclaré en ville. Arrivé en renfort avec son équipe, il participe à la lutte contre le feu, parmi 175 pompiers.  » Un incendie dans une grande surface aussi vaste est très difficile à combattre. A peine avions-nous maîtrisé un foyer que le feu reprenait ailleurs. Pas mal de gens ont été sauvés par des bénévoles, qui ont lancé des cordes depuis les immeubles voisins. Nous n’imaginions pas qu’il y avait encore autant de monde à l’intérieur du magasin. Resté sur place la nuit jusqu’à 3 heures, je suis encore revenu le matin. Si l’Inno avait disposé, comme le Bon Marché, de sprinklers d’extinction automatique, on aurait peut-être évité la catastrophe.  » l

Diana Verhaegen

Diana Verhaegen a perdu son mari, Jacques Mine, 33 ans en 1967, dans l’incendie de l’Innovation. Il était représentant en textile et déjeunait souvent au self-service du magasin, où plus de 100 personnes ont péri le 22 mai.  » Ce jour-là, à 14 heures, j’ai appris par la radio que l’Inno était en feu. De la basilique de Koekelberg, on apercevait les flammes. Ignorant où mon époux se trouvait, je n’étais pas trop inquiète. Mais vers 20 heures, toujours aucune nouvelle de lui. Je téléphone à son patron. Il m’envoie le directeur, qui m’informe que mon mari était dans le magasin. Nous sommes allés à la police de Jette pour déclarer sa disparition, afin de préserver nos droits. Mon fils et moi avons reçu, à l’époque, à peine 9 000 francs belges d’indemnité, plus une rente jusqu’aux 18 ans du gamin. Au cimetière de Bruxelles, les victimes identifiées ont une dalle de 40 sur 40 centimètres à leur nom, alors que mon mari, considéré comme disparu, n’a droit qu’à une simple brique dans un mur, avec son nom et sa photo.  » l

Josiane Vanschepdael et Magali Pauwels

Josiane Vanschepdael et Magali Pauwels, deux collègues de bureau travaillant non loin de l’Innovation, avaient l’habitude de flâner à midi dans le grand magasin.  » Le 22 mai, mon amie Josiane, enceinte de 7 mois, voulait voir la layette, raconte Magali. Moi, je devais me rendre à la poste, à côté du resto de l’Inno, où il y a eu tant de victimes. J’ai changé d’avis, pour rester avec elle. Cela m’a sauvée. Sorties du magasin vers 13 h 35 sans entendre l’alarme, c’est seulement en arrivant devant l’église du Finistère que nous avons vu le haut du bâtiment en feu. Sur un balcon, une femme en cache-poussière et un jeune couple étaient cernés par des colonnes de fumée. Ils seront sauvés. Chaque année, le 22 mai, mes pensées vont vers nos quatre collègues de bureau disparus.  » l

William Vanderveken

William Vanderveken, 25 ans en 1967, employé au service des réservations de la Lufthansa, place de Brouckère, fréquentait tous les midis le self-service de l’Inno. Mais, le jour du drame, il a choisi, comme par miracle, d’aller déjeuner dans un restaurant portugais tout proche. En sortant de l’établissement, il assiste à l’incendie.  » J’ai vu, aux fenêtres, des gens prisonniers du feu faire de grands gestes vers nous. Il y avait une pagaille indescriptible dans la rue, des personnes en larmes, mais aussi des voyeurs morbides. Ma tante et mon cousin, qui travaillaient dans le magasin, ont réussi à s’échapper à temps. Aujourd’hui encore, quand je vais au cinéma, je cherche des yeux les sorties de secours et la place des extincteurs.  » l

Olivier Rogeau

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