Afghanistan Les ratés de l’aide

Gaspillage, corruption et inefficacité. La Conférence internationale de soutien à l’Afghanistan devait être l’occasion de débattre de la stratégie d’assistance à Kaboul.

En Aghanistan, les forces de l’Otan, qui comptent quelque 47 000 hommes, recevront dans le courant de l’été les renforts promis par Nicolas Sarkozy à George W. Bush. Mais la France tenait à montrer qu’elle se préoccupe aussi de la reconstruction de ce pays. A l’heure où nous imprimions ce numéro, Paris accueillait donc, jeudi 12 juin, à l’initiative de Bernard Kouchner, une Conférence internationale de soutien à l’Afghanistan, placée sous la triple présidence du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, du président afghan, Hamid Karzaï, et de Nicolas Sarkozy.

Des réformes s’imposent en effet dans la gestion de l’assistance. Au printemps dernier, l’agence Acbar, qui regroupe une petite centaine d’ONG présentes dans le pays, publiait un rapport accablant dans lequel elle dénonçait les ratés d’une aide  » gaspillée, inefficace et non coordonnée « . Depuis la chute du régime des talibans, dans les derniers mois de 2001, des progrès ont certes été réalisés, essentiellement dans les domaines de l’éducation – 6 millions d’enfants scolarisés, dont 2 millions de petites filles – de la santé et des infrastructures, routières notamment. Mais, selon Acbar, un tiers des fonds sont aspirés  » dans les trous noirs de la corruption  » et 40 % de l’aide retourne à ses donateurs via les salaires versés aux consultants et les bénéfices engrangés par les entreprises sous-traitantes.

L’agence note aussi l’impact  » minimal  » de l’assistance technique au gouvernement, qui représente un quart de l’aide. Il n’est pas rare de croiser à Kaboul, dans les couloirs de certains ministères, des  » experts  » étrangers, mandatés par plusieurs donateurs, dont le ministre lui-même ignore ce qu’ils font et qui les paie. Le salaire de ces consultants varie entre 250 000 et 500 000 dollars par an. Or nombre d’entre eux sont de jeunes diplômés sans grande expérience qui enrichissent leur CV bien plus qu’ils n’aident le pays…

 » L’aide internationale telle qu’elle est définie, orientée et mise en £uvre depuis 2001 n’a pas pleinement porté ses fruits « , déclarait le ministre des Affaires étrangères en ouvrant, le 24 mai dernier, un  » forum de la société civile  » destiné à préparer la grand-messe du 12 juin. Bel euphémisme… Pour faire bouger les choses, les pays donateurs comptent beaucoup sur le rôle du nouveau représentant spécial des Nations unies en Afghanistan, Kai Eide. La rencontre de Paris vise notamment à renforcer l’assise politique de ce diplomate norvégien censé à la fois coordonner l’aide internationale et conseiller le gouvernement afghan. Les autorités de Kaboul devraient, parallèlement, se voir promettre un rôle plus important dans la définition des priorités du développement. En échange, elles seront, une fois de plus, priées de faire davantage et mieux en matière de lutte contre la corruption.

 » Les projets ne tiennent pas compte des bénéficiaires « 

L’Afghanistan compte quatre compagnies aériennes et deux opérateurs de téléphonie mobile. Tandis qu’à Kaboul les cafés Internet fleurissent un peu partout et que les loyers grimpent, 69 % des Afghans n’ont toujours pas accès à l’eau potable, la moitié d’entre eux souffrent de malnutrition chronique, 1 enfant sur 5 meurt encore avant l’âge de 5 ans…  » Une grande proportion de l’aide est donnée sans tenir compte des vrais besoins des Afghans « , résume le rapport d’Acbar.  » Les besoins primaires doivent être couverts en priorité « , plaident les principales ONG françaises présentes sur le terrain dans un document élaboré le 22 mai lors d’une réunion commune à Paris, dans la perspective de la conférence du 12 juin. Pour l’universitaire et spécialiste Gilles Dorronsoro, les projets de développement mis en £uvre par la communauté internationale satisfont surtout  » une bourgeoisie moderniste, essentiellement kaboulie, preneuse du modèle occidental « . Ils sont, ajoute-t-il,  » fondés sur une idéologie onusienne déconnectée de la réalité afghane « . Un point de vue partagé par Asmat Saifi.  » Les projets ne tiennent pas compte des bénéficiaires, qui ne sont à aucun moment intégrés au processus. Les bailleurs de fonds imposent leurs schémas de pensée « , déplore ce spécialiste afghan de l’action humanitaire. Tout récemment, il a participé à la mise en £uvre d’un projet de développement rural financé par la Banque mondiale. Seuls les villages qui s’étaient dotés d’une choura (conseil) de femmes pouvaient en bénéficier…  » Quand on prépare un argumentaire pour obtenir des fonds européens, il y a des mots, comme « femmes », que l’on met parce qu’on sait qu’ils feront plaisir aux bailleurs « , ironise de son côté Alain de Bures, conseiller technique de Madera, une ONG française. Chercheuse associée au Centre d’études et de recherches internationales, Shahrbanou Tadjbakhsh estime, elle aussi, que l’aide à l’Afghanistan est largement idéologique et que les Occidentaux ont voulu imposer  » la démocratie et l’économie de marché  » aux Afghans, alors que ceux-ci ont surtout besoin  » d’un Etat qui s’occupe d’eux « .

Pas de stabilisation sans réconciliation nationale

Résultat : une désaffection grandissante de la population vis-à-vis à la fois du gouvernement de Kaboul et des étrangers.  » L’Etat est considéré comme exogène, parfois prédateur, souligne Marjane Kamal, une universitaire qui travaille sur la société pachtoune. En cas de litige foncier, par exemple, on s’adressera plus volontiers au chef taliban du secteur qu’au représentant de l’Etat.  » Tandis que Mavlavi Hakyar, membre d’un conseil tribal pachtoun de la région de Kandahar, dénonce tout à trac l' » absence de légitimité et de crédibilité  » du gouvernement, une armée dominée par les Tadjiks (originaires du Nord), une police  » indisciplinée et corrompue « , des chefs tribaux  » jamais consultés  » et le comportement des forces internationales,  » attentatoire à la dignité des populations « …

Et si le problème de fond était celui de l’objectif poursuivi ?  » La motivation première de l’engagement international est non pas la reconstruction, mais la lutte contre le terrorisme mondial « , souligne Shahrbanou Tadjbakhsh. Selon elle, l’aide vise principalement à gagner  » les c£urs et les esprits « , donc la guerre.  » L’Etat afghan, renchérit Barnett Rubin, directeur d’études, à l’université de New York, au Center on International Cooperation, est considéré par les pays occidentaux comme une pièce de leur arsenal de lutte contre le terrorisme. Il est subventionné et renforcé à des fins qui n’ont rien à voir avec le service des citoyens.  » On le sait aujourd’hui dans nombre de capitales, même si l’on évite de le dire trop fort : il n’y aura pas de stabilisation à long terme de l’Afghanistan sans réconciliation nationale. Ni de réconciliation sans l’ouverture d’un espace politique aux talibans. l

Dominique Lagarde

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