Les ombres et lumières du divan freudien

Du divin divan, se relève-t-on jamais guéri ? Car, au fait, la guérison, qu’est-ce à dire ? Françoise Giroud, en son temps, disait plus simplement :  » Ma cure chez Lacan m’a sauvé la vie. « 

Après avoir étudié la psychanalyse freudienne et l’avoir lui-même pratiquée pendant une dizaine d’années, Jacques Van Rillaer, professeur de psychologie émérite aux Facultés Saint-Louis et à l’Université catholique de Louvain (UCL), tenant inconditionnel des thérapies cognitivo-comportementales (TCC), a pris la tête d’une fronde antifreudienne très exacerbée, étant d’ailleurs coauteur du Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes), réédité ces jours-ci après avoir produit l’effet de la dynamite en 2005. Il avait déjà commis Les Illusions de la psychanalyse en 1981.  » Tout le monde, commence-t-il, s’accorde à dire que Freud a menti. Nous savons que l’empereur est nu, qu’il n’a pas les habits qu’on lui prête. « 

Le Pr Van Rillaer se gausse doucement de l’universalité des concepts freudiens. Il disqualifie notamment le complexe d’îdipe dans Les Psychanalyses, des mythologies du xxe siècle ? (book-e-book, avec Nicolas Gauvrit).  » Selon Freud, note-t-il, c’est le fait – universel ! – que le garçon désire « tuer son père et avoir des rapports sexuels avec sa mère ».  » Le psychologue en nierait même jusqu’à la portée symbolique. Il ajoute :  » Aujourd’hui, des freudiens retraduisent ce concept en termes symboliques, disant par exemple que la Mère signifie en vérité la Nature, à laquelle on renonce grâce à la Loi du Père, etc., mais c’est une position jungienne, que Freud qualifiait de « rétrograde ». « 

Le vrai et le juste

Après s’être offusqué à l’époque du fameux Livre noir, qu’il jugeait être un immonde pamphlet, Michel Onfray s’est soudain ravisé, pour conclure que là résidait assurément la vérité. Mais la vérité, parlons-en. Le neuropsychiatre Mony Elkaïm, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), l’une des principales figures européennes de la thérapie familiale (d’essence systémique), connu pour son chaleureux £cuménisme, modère le discours.  » On ne prête qu’aux riches. Or, dans la mesure où, pour bon nombre de gens, la psychanalyse elle-même se réclame d’une vérité, certaines personnes s’acharnent contre le « riche ». On a vécu, au cours du dernier siècle, une série d’idéologies qui se réclamaient de la vérité, et peut-être la psychanalyse relève-t-elle de la foi pour M. Onfray. Ce n’est pas pour autant qu’il ne s’y trouve rien de juste. « 

 » Mais ce qui compte, poursuit le Pr Elkaïm, lui-même également passé par la psychanalyse, ce n’est pas la vérité. C’est une rencontre qui a permis à quelqu’un d’épanouir quelque chose qui ne s’épanouissait pas jusqu’alors. Malgré les années, la psychanalyse a gardé dans les pays de langue française principalement, grâce à Lacan, un statut important et respecté. Quelles que soient les critiques faites à Freud, critiques que je crois être complètement à côté de la plaque, l’inconscient existe. La psychanalyse et les thérapies qui s’en inspirent donnent des résultats. Et je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement d’un phénomène placebo. « 

Les fondamentaux de Freud

 » On s’étonne que Freud ait trouvé quelque chose d’universel. Le tout, selon M. Elkaïm, est d’être assez flexible et d’en prendre ce qu’on veut. Au reste, Freud aurait-il n’importe quel défaut, ça ne fout pas sa théorie en l’air ! « 

Psychiatre et psychanalyste, professeur à l’UCL, Philippe van Meerbeeck déplore lui aussi  » un livre complètement à charge « .  » Il y a des fondamentaux, dans la théorie de Freud, qui méritent tout le respect du monde. Freud, du reste, est l’auteur le plus cité depuis cent ans. La théorie de la psyché humaine est totalement inégalée. Lacan aussi d’ailleurs, quelle pensée fabuleuse ! « 

Lacan, au demeurant, qui fait dire au  » rebelle  » Van Rillaer sur un autre son de cloche :  » J’ai été agacé par le fait que des étudiants devaient étudier des textes incompréhensibles de Lacan. Il y avait en l’espèce une grande part de mystification.  » Il est loin d’être le seul, par ailleurs, à voir en Lacan un gourou ou un charlatan, dans les textes duquel il n’y a rien à lire, sinon des effets de langage.

Un analyste lacanien précisément, Philippe Bouillot, président de l’Association de la Cause freudienne, prend cette polémique calmement.  » Onfray a lu le Livre noir et en est sorti tout illuminé. Incontestablement, il se trouvera parmi ses lecteurs des illuminés du Crépuscule. Lequel n’est pas un ouvrage de critique historique, mais de dénigrement systématique, sans aucune vertu dialectique. C’est un catalogue de citations établi par un liseur, pas par un lecteur, un ravalement de la personne de Freud fallacieusement présenté comme une réfutation philosophique de la psychanalyse. Ce livre, d’ailleurs, n’aura guère d’impact sur la psychanalyse elle-même. Sauf s’il devait, via les médias, exercer une influence malheureuse sur les décideurs responsables des politiques de santé et de santé mentale. « 

Là où Mony Elkaïm ne croit pas, en tout cas, à quelque complot ourdi par les neurosciences ou les TCC, mais suggère plutôt que certains milieux psychanalytiques auraient péché par  » fermeture ou arrogance « , Philippe Bouillot, lui, constate – contrairement à ce que prétend Michel Onfray – que la psychanalyse ne constitue pas  » un système fermé, dogmatique, inattaquable et immuable « .  » Au contraire, elle a été fort attaquée, elle a changé, elle s’est enrichie de nombreux apports extérieurs. « 

Le Pr van Meerbeeck renchérit sur ce point.  » L’analyse a toujours été contestée, c’est une place qui lui convient bien. Elle est très ranimée par ce débat, parce que tout le monde en parle.  » Mais il précise aussitôt :  » Il y a un côté sectaire et religieux dans les différentes écoles de psychanalyse, avec leurs excommunications et leurs mises à l’index. Cela a causé un tort énorme à la discipline, et c’est de ce côté qu’il y a un vrai débat à mener. « 

Se félicitant de l’inconscient, que Freud à ses yeux a le mieux développé, et du transfert –  » le levier de l’analyste, d’une puissance extrême, qui crée un lien formidable, mais peut aussi avoir un effet toxique  » -, Philippe van Meerbeeck soutient que  » le père de la psychanalyse a régulièrement utilisé des parties de sa vie pour théoriser et conceptualiser, et c’est bien légitime « .  » Son roman familial, au sein d’un milieu juif petit-bourgeois, est extrêmement important. Par exemple, rien ne prouve que Jakob fût son père. Or, sur la question du « Père », qui est si déterminante en psychanalyse, Onfray ne dit presque rien. « 

Philippe Bouillot observe ici également que Michel Onfray, tout comme la philosophie, se détourne de l’objet psychanalytique :  » La dimension de l’inconscient lui échappe, de même que certaines formes de masochisme spécifiquement humaines. Il ne faut pas se tromper de cible. L’inconscient et la sexualité, c’est vrai, font problème à chacun, pas uniquement à Freud. La psychanalyse est une expérience intime que Freud a inventée et qui permet, si on le veut, de mieux se débrouiller avec le fait qu’on n’est pas même maître chez soi, qu’on n’arrive pas à vouloir ce qu’on désire, ni à désirer ce qu’on veut. « 

Obligation de résultats

Le psychanalyste lacanien perçoit nettement de nos jours une volonté de discréditer la discipline au profit d’approches dites rapides, efficaces et moins coûteuses – les thérapies comportementales par excellence.  » On tente de réduire le symptôme à un comportement. Je ne parle pas d’un complot orchestré, mais tout cela est dans l’air du temps. Onfray travaille objectivement à saper une alternative de valeur à une médicalisation à outrance. On se dirige en effet vers une évaluation uniquement quantitative des thérapies et une optique managériale de la santé mentale qui fait des ravages. Et l’on note une montée en puissance de la tyrannie du chiffre et de l’utilité immédiate. « 

Pendant ce temps, on l’a dit, la psychanalyse a évolué.  » Ce qui la fait évoluer, souligne Philippe Bouillot, c’est l’expérience de la clinique. Ses bases, de fait, sont cliniques ; et non philosophiques ou théoriques.  » Et le Pr van Meerbeeck, de son côté, d’ajouter que  » le développement conceptuel est toujours en cours « . Même si le temps des cures classiques (quatre séances par semaine, etc.) paraît quelque peu révolu et que de nouvelles modalités, adaptées au monde contemporain, seraient à inventer.  » Le divan lui-même, sauf pour un futur analyste, n’est sans doute plus très approprié. « 

Pendant au moins 25 ans, après la Seconde Guerre mondiale, la psychanalyse représentait dans les universités la référence supérieure.  » Mais à cause d’elle-même, soutient Philippe van Meerbeeck, elle ne l’est plus. Ce n’est pas dû à un quelconque désintérêt pour le thérapeutique ou la théorie. C’est dû au fait, en revanche, que les analystes sont formés dans un climat pervers.  » L’universitaire s’interroge ainsi sur les modes de transmission analytique. Il y aurait en effet, dans la logique des analyses didactiques,  » tous les risques d’un lien pervers et incestuel, une position infantile et sacralisée de l’analysant par rapport à l’analyste « .

 » On parle toujours de Marie Bonaparte qui couchait avec Loewenstein, l’analyste de Lacan. A partir d’une indiscrétion de Loewenstein, ils se sont opposés à sa reconnaissance. Freud, lui, a analysé sa propre fille Anna ! Il y a eu comme ça des dérapages gravissimes. Lacan, par exemple, abusait de sa position de façon incroyable. Lorsque celui qui fait une cure didactique s’aperçoit que celui qui l’écoute en fait son objet sexuel, cela peut provoquer des dégâts considérables. « 

Qu’à cela ne tienne, l’opposant Van Rillaer se défend de toute haine envers Freud, ainsi qu’Elisabeth Roudinesco le fait volontiers entendre dans le chef de Michel Onfray et des auteurs du Livre noir de la psychanalyse.  » Les perceptions peuvent basculer, plaide-t-il. Il en va de l’analyse comme de la religion. Leurs ennemis les plus féroces ont souvent été très croyants.  » Or lui tend à croire que Freud fut surtout un habile homme de pouvoir, pas seulement un thérapeute occupé de guérir, ni un savant occupé de savoir.

Il prétend, pour son compte, £uvrer dans  » le souci d’éclairer des gens égarés dans des cures interminables qui leur font du tort « . Philippe Bouillot lui rétorquera que les TCC se louent volontiers des résultats engrangés dans le traitement de la phobie des araignées, mais que font-elles des malaises plus profonds ? Et, sagement, le Pr van Meerbeeck demande ce qu’on fait, à 50 ans,  » quand on a la vie pourrie par quelque chose en soi qui n’a pas grandi « .

E.D.B.

 » une montée en puissance de l’utilité immédiate « 

 » Ce livre n’aura guère d’impact sur la psychanalyse elle-même  » – Philippe Bouillot (Association de la Cause freudienne)

 » La psychanalyse et les thérapies qui s’en inspirent donnent des résultats.  » – Mony Elkaïm (ULB)

 » Il y a un côté sectaire et religieux dans les différentes écoles de psychanalyse. (…) C’est de ce côté qu’il y a un vrai débat à mener  » – Philippe van Meerbeeck (UCL)

 » Il faut « éclairer des gens égarés dans des cures interminables qui leur font du tort »  » – Jacques Van Rillaer (UCL)

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