Le droit de voter, pour tous

Il est polonais et vit en Belgique depuis cinq ans. Bien intégré dans sa commune, il paie ses impôts et dépense une grande partie de ses revenus dans les commerces de la région. Il se rend parfois aux activités de l’école que fréquentent ses deux enfants. En octobre 2000, il n’a pas pu voter aux élections communales. Il était étranger. En octobre 2006, il pourra le faire. Rien n’aura changé chez lui, ni sa façon de vivre, ni sa fierté d’être polonais. Mais, par la grâce de l’élargissement de l’Union, il sera devenu européen, donc électeur.

Elle est roumaine, ou peut-être canadienne, ou alors tunisienne. Elle vit en Belgique depuis vingt-trois ans, bien intégrée, elle aussi, dans sa commune où elle n’a jamais pu voter. Elle est étrangère non européenne et le restera parce qu’elle ne songe pas une seconde à renoncer à sa nationalité. Et parce que l’Union européenne n’intégrera pas de sitôt la Roumanie. Elle ne sait pas encore si elle pourra voter en 2006.

Les personnages sont fictifs, le paradoxe de ces situations ne l’est pas. Celles-ci disent à quel point la nationalité, au-delà de sa valeur symbolique, devient de plus en plus relative en termes d’usage. Elles rappellent aussi que le droit, pour un individu, de participer à une élection dépend de règles inventées par les hommes et que ces règles peuvent changer. En Belgique, plus rien ne devait empêcher l’octroi de ce droit aux non-européens pour les scrutins communaux. Le programme de l’actuel gouvernement fédéral a prévu de confier le dossier au Parlement (où son examen reprendra mardi prochain). Ce dernier dispose d’une majorité, grâce à l’appui de partis de l’opposition, pour approuver le principe. Ne reste plus qu’à s’entendre sur des modalités, puisque les propositions, à ce niveau, diffèrent. Mais ce n’est pas un obstacle majeur.

Ce scénario aurait pu se dérouler sans encombre si la pugnacité des libéraux flamands pour le combattre n’avait pas viré à l’obsession maladive. S’il évoque beaucoup la volonté du peuple en brandissant des sondages, et s’il invite les étrangers à acquérir la nationalité belge, le VLD étale moins d’autres motivations, plus bassement stratégiques. Redoutant l’érosion aux élections régionales de juin prochain, il doit batailler sur deux fronts à la fois. Sur son flanc droit, il ne peut laisser le bénéfice de l’intransigeance aux sociaux-chrétiens flamands et au Vlaams Blok. Sur son flanc gauche, où les socialistes ont le vent en poupe, il doit pousser Steve Stevaert, président du SP.A, à se couper de l’électeur en défendant le projet impopulaire. Impopulaire, en effet, parce qu’il concerne majoritairement, aujourd’hui, des Maghrébins. Le débat existerait-il seulement si ce n’était pas le cas ?

Déterminé à mener la guérilla absolue, Hugo Coveliers, chef du groupe libéral flamand au Sénat, a menacé de faire fonctionner la procédure dite de la  » sonnette d’alarme « . Si celle-ci retentissait, le dossier devrait revenir sur la table du gouvernement… pour y provoquer une crise en bonne et due forme. Mais Rambo-Coveliers a fanfaronné un ton trop haut. Son président de parti l’a désavoué sur cette stratégie. Le VLD n’en restera pas là, et il ne se privera pas de mettre toute la pression sur les libéraux francophones du MR. On verra comment Louis Michel y résistera cette fois, lui qui a montré, en d’autres occasions, certaines dispositions à changer d’avis…

Sur le fond, il serait incompréhensible que s’enlise davantage un débat entamé voici vingt ans déjà. Car, enfin, les arguments ne manquent pas en faveur de l’élargissement du droit de vote aux non-Européens, sans autre condition que celle d’une durée minimale de séjour chez nous. D’abord, l’Histoire va dans ce sens-là. Le suffrage n’est devenu universel qu’en procédant par extensions progressives. Plus on est d’électeurs, plus la démocratie représentative se renforce. Ensuite, nationalité et citoyenneté sont deux choses différentes. La première indique souvent où on est né et toujours d’où on est, quand la seconde dit où on vit. Changer de nationalité est un aboutissement, souligne le sociologue Felice Dassetto (UCL), alors que la pleine citoyenneté, attestée notamment à travers le droit de vote local, est une étape. Elle reconnaît l’autre comme membre égal d’une communauté, quand bien même ses racines sont ailleurs. Salvatore Adamo est resté longtemps italien en hommage à son père, disait-il. A chacun ses raisons. Etait-il moins  » citoyen  » de sa Belgique adoptive pour autant ?

Enfin, peu de gens, c’est vrai, sont concernés aujourd’hui. Il s’agit surtout des  » vieux  » immigrés. Mais demain, d’autres étrangers viendront vivre chez nous, déplacés par la misère ou par la mondialisation économique. Va-t-on leur imposer la nationalité, au risque de la brader davantage ? Ou distinguer les bons étrangers, qui n’inquiètent personne, de ceux qui auraient le teint et le drapeau moins conformes ? A ce propos, l’exigence du MR d’obliger les non-Européens à s’engager par écrit à respecter les lois belges est scandaleuse autant qu’inutile. De quoi croit-on se protéger ainsi ? Cette façon d’insinuer que ce candidat électeur est a priori plus délinquant qu’un autre est détestable et elle concourra évidemment à freiner son intégration.

Le droit de voter, donc. Et d’être élu ? Il ne serait pas choquant de nuancer la réponse, en autorisant éventuellement l’éligibilité comme conseiller communal, mais en réservant les fonctions exécutives (bourgmestre, échevins) aux seuls citoyens belges. Ces mandats dépassent, en effet, le droit personnel d’exprimer son choix politique. Ils émanent de l’ensemble de la communauté et exigent sans doute avec elle un lien plus formel, plus abouti. Il faut souhaiter, maintenant, que les partis et les parlementaires favorables à l’élargissement du droit de vote restent fidèles à leur programme, leur conviction et leurs principes. Malgré les sondages dont une politique responsable n’a pas à décalquer les conclusions, toujours changeantes.

jean-François dumont

Nationalité et citoyenneté ne sont pas la même chose. Les partis prêts à donner aux non-Européens l’accès aux urnes communales doivent maintenir le cap. Malgré les sondages

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