Rugby Le label Blacks

A l’ère du professionnalisme, les joueurs néo-zélandais ne forment plus seulement une équipe de légende. Des sponsors aux droits télé, ils constituent aussi une bonne affaire que leur fédération exploite sans complexes. Tournée instructive chez les favoris de la Coupe du monde. l

Ils sont partout. Plus la Coupe du monde avance, plus les hommes en noir sont aux affaires. On les voit sur les murs des villes, dans les spots télévisés, transformés en arguments de vente pour une multitude de marques : ici, c’est Powerade assurant que sa boisson isotonique contribue aux performances de l’équipe ; là, du côté d’Auckland, c’est Philips vantant les mérites de son système de rasage à trois têtes, recommandé par les joueurs, ou une clinique du cheveu qui, sur le site officiel de l’équipe, se targue de ses  » succès sur tous les terrains « . Sans oublier cet autre site Internet qui propose au supporter de lui tirer le portrait, après l’avoir aguiché d’un  » à quel All Black ressemblez-vous ? « .

Le rugby est aussi un business. Les Néo-Zélandais l’ont compris dès l’avènement du professionnalisme, en 1995. A commencer par la fédération, la New Zealand Rugby Union (NZRU). A la différence de ses homologues européennes, contraintes de composer avec le pouvoir des grands clubs, elle a voulu conserver la haute main sur les internationaux All Blacks. Quitte à tout gérer, tout contrôler. Quitte, aussi, à payer. Ainsi, c’est elle, la NZRU, qui a sous contrat 170 meilleurs joueurs néo-zélandais du Super 14 (la compétition des provinces de l’hémisphère Sud), auxquels elle verse 34 000 euros par saison. A cela s’ajoute le salaire payé par l’équipe dans laquelle le joueur évolue. Au total, les plus en vue gagnent de 132 000 à 320 000 euros, selon leur notoriété.

Forte de son emprise financière, la fédération a pu mettre en £uvre une stratégie économique offensive, tout en défendant les valeurs traditionnelles du rugby local. Un document concocté par l’agence de publicité Saatchi & Saatchi en rappelle les principes de base : excellence, respect, humilité. Partout ailleurs, pareille recommandation prêterait à sourire. Pas dans ces îles du bout du monde, où ce sport est une affaire sérieuse et l’image du All Black, un enjeu d’importance.  » Nous avons construit autour de lui un stéréotype du Néo-Zélandais idéal, confirme Chris Laidlaw, demi de mêlée et capitaine de l’équipe de 1968. Il doit être loyal, obstiné, résistant. « 

Une fois remplis ces devoirs, les joueurs peuvent songer à l’argent. Et encore, sans trop en parler, tant le sujet est tabou en pays kiwi. Obtenir des chiffres précis relève de la gageure. Il faut bien souvent se contenter d’estimations. Celle-ci, par exemple, établie par le magazine sud-africain SA Rugby : à elle seule, l’appellation All Blacks vaudrait 80 millions d’euros. Gare, en tout cas, aux pirates qui se risqueraient à l’utiliser sans autorisation : la NZRU, parfois surnommée  » the Firm  » (la Firme), a le procès facile.

Certes, on est encore loin des revenus de clubs de football comme le Real Madrid (292,2 millions d’euros en 2006) ou Manchester United (242,6 millions d’euros). L’an passé, les recettes de la NZRU ont atteint 48 millions d’euros. Mais le développement du business All Blacks est tel que David Moffett, un ancien dirigeant de cette même fédération, évoque régulièrement une entrée en Bourse de la marque noire. Autre preuve de cette évolution : en décembre 2006, la fédération a ajouté à sa raison sociale le qualificatif d’Incorporated (Inc.), d’ordinaire réservé aux sociétés commerciales.

La prospérité de  » la Firme  » repose en fait sur deux piliers : les contrats de retransmission de la compétition du Super 14 et les recettes issues du sponsoring. Détenus par le puissant groupe de Rupert Murdoch, les droits télévisés constituent la principale ressource. Pour la décennie 1995-2005, le magnat australo-américain avait versé 406 millions d’euros aux trois pays participants (Australie, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande). D’ici à 2010, le trio se partagera encore 249 millions. Mais les médiocres scores d’audience enregistrés ces derniers temps par le diffuseur, la chaîne Sky, font redouter de futures négociations difficiles.

Les soucis sont moindres du côté des sponsors. Pour la période 1999-2004, Adidas s’était en effet offert un contrat d’exclusivité dont le montant s’élevait, selon des sources locales, à environ 10 millions d’euros. Ce contrat a été révisé en décembre 2002. Le nouvel accord porte sur neuf ans et atteindrait 100 millions d’euros. Résultat : une quarantaine de pays sont destinataires de la gamme vestimentaire All Blacks frappée de la marque allemande. Une gamme déclinée à l’infini (tenues millésimées, collections de maillots, survêtements et casquettes).

L’idylle entre la NZRU et Adidas aurait pourtant pu tourner court. En 1999, alors qu’elle est déjà sous contrat avec les Blacks, la firme allemande est prise d’hésitations. Les sommes dépensées aux antipodes sont-elles réellement justifiées ? Le marché semble alors trop étroit aux dirigeants d’Adidas. La fédération se défend en actionnant la diaspora néo-zélandaise.

Robin Stalker est l’un de ces Kiwis expatriés en Europe. Après avoir expertisé les finances de la fédération néo-zélandaise pour le compte de son ancienne entreprise, il a rejoint la direction financière d’Adidas. Certes, le nom de ce cadre supérieur n’apparaît pas dans la liste des quelque 1 060 All Blacks officiellement répertoriés, mais celui de son grand-père y figure. Bref, difficile de trouver meilleure entremise entre le sponsor et son client.

En 2001, la haute direction de l’équipementier est donc conviée à assister à un match Irlande-Nouvelle-Zélande, à Dublin. La NZRU met les petits plats dans les grands, les traite en hôtes de marque, les rassure sur le potentiel commercial du fameux maillot. Au final, Adidas, séduit, accepte un partenariat consolidé jusqu’en 2010.

Dans la foulée, les Néo-Zélandais s’appliquent à diversifier leurs ressources provenant du sponsoring. Outre certains accords locaux, à l’exemple du partenariat avec une marque de céréales, composante obligatoire du petit déjeuner kiwi, ils s’associent à des partenaires de renom international, hier Ford, aujourd’hui le constructeur de poids lourds italien Iveco. Celui-ci, engagé pour quatre ans, espère lier son nom aux valeurs de fiabilité et de performance qui portent l’estampille All Blacks.

La NZRU, dont le nombre de permanents est passé de quatre en 1986 à une soixantaine actuellement, a également gagné en professionnalisme, recourant aussi bien aux techniques du marketing qu’au service de spécialistes de la publicité. Telle une marque de parfum, elle exploite la griffe All Blacks et la décline sur tous les modes. Au risque, parfois, de dérapages incontrôlés. Ainsi, en 1999, le fuselage du Boeing affrété pour transporter l’équipe pendant la Coupe du monde était décoré de l’image des trois joueurs de la première ligne : les deux piliers et le talonneur. Hélas ! les trois avants étaient présentés dans l’ordre inverse de leur position en mêlée !

La fédération en a tiré la conclusion qu’elle devait resserrer son contrôle et s’appliquer dans tous les détails. Elle a même déposé le brevet du dessin de la fougère d’argent qui orne le maillot noir. Sourcilleuse jusqu’à l’obsession, la maison mère supervise tous les gadgets et autres friandises, des porte-clefs aux barres de chocolat Haka (le chant entonné par les joueurs avant chaque coup d’envoi), qui se réclament de la marque noire. Elle relit avant parution les livres publiés par les joueurs.

Ces derniers mois, la conjoncture est devenue moins favorable. Richie McCaw, le capitaine de la sélection néo- zélandaise, rappelle à la dure réalité des chiffres.  » Vous savez, la fédération a enregistré des pertes « , indique-t-il au Vif/L’Express. En 2006, elles ont atteint 2,7 millions d’euros, et le retour aux bénéfices n’est pas prévu pour cette année. Mais ces mauvais résultats tiennent surtout au cours désavantageux de la monnaie locale par rapport au dollar américain. La fédération, en tout cas, ne semble pas inquiète. Il faut dire qu’avec des réserves de trésorerie évaluées à 39,4 millions d’euros elle a de quoi attendre des jours plus fastes.

Et puis ce pays est ainsi fait que l’argent, c’est bien d’en avoir et mal de le montrer. On appelle cela le tall poppy syndrome. Chez les Kiwis, la discrétion est une vertu ; l’égalitarisme, une valeur partagée. Joueurs et dirigeants se doivent d’obéir au même mot d’ordre : profil bas. Cette situation oblige parfois à d’étonnantes contorsions. Par exemple quand il est question, de manière on ne peut plus concrète, de la valeur marchande de certains joueurs.

C’est ainsi que les transferts prévus après la Coupe du monde devraient faire grand bruit. Pour la première fois, des All Blacks en exercice vont en effet venir se frotter à la rudesse des championnats de France et d’Angleterre en échange de contrats particulièrement juteux, alors même que cet exil aux antipodes les privera d’équipe nationale. En d’autres termes, ils renonceront au maillot noir mais gagneront plus, beaucoup plus, que les coéquipiers restés au pays.

La NZRU a déjà fait savoir qu’elle ne renchérirait pas pour conserver le deuxième ligne Chris Jack, le talonneur Anton Oliver, le centre Aaron Mauger ou le pilier Carl Hayman. Sous ces nouvelles couleurs, leurs salaires avoisineront les 350 000 euros annuels.

Dans le passé, la NZRU a déjà été confrontée à ce type de situation. Elle n’a plié qu’une fois, au début des années 2000, au bénéfice de l’ailier poids lourd Jonah Lomu. Pour le garder sous sa coupe, elle lui avait alors offert un contrat de 530 000 euros par an. Mais Lomu était un joueur à part, une icône du rugby international vantée dans les deux hémisphères.

De cette exception les supporters ne veulent plus. Selon un sondage publié par le quotidien Otago Daily Times, 97 % des personnes interrogées estiment que la fédération ne doit pas verser plus de 27 800 euros par an à chaque international. Autre signe de l’intransigeance du public : nombre de Kiwis réprouvent le luxe des moyens mis à la disposition de l’équipe nationale, à l’exemple de ces 8,6 millions d’euros investis dans la préparation de joueurs avant la coupe du monde en France.

 » Le rugby est en train de devenir une gourmandise au menu des médias commerciaux « , regrette un éditorialiste du mensuel New Zealand Political Review. Brian Ashby, chroniqueur sportif de Radio Network, va plus loin :  » La Coupe du monde engendre une obsession malsaine. Elle sert de trompe-l’£il, alors que les audiences télé sont en berne. Le public est saturé de rugby.  » Saturé d’images, surtout. Pendant la saison, c’est-à-dire de mars à novembre, on compte plus de treize heures de retransmissions chaque week-end ! Et, dans les stades, certains grands rendez-vous, comme le match contre les voisins australiens, ne font plus recette.

Comment expliquer cette apparente désaffection ? Bien sûr, le pays affiche un ratio record de 530 clubs pour 4,1 millions d’habitants. Mais d’autres chiffres sèment le trouble : si le rugby reste le sport favori des jeunes garçons – 57 % des moins de 13 ans le pratiquent à l’école – il subit un net recul chez les plus de 17 ans : ceux-ci ne sont plus que 11 % à enfiler short et maillot.

Ce péril naissant rend plus que jamais nécessaire un deuxième sacre mondial, après l’unique titre gagné en 1987, à domicile, au détriment des Français. Il suffirait donc d’une belle victoire, d’une coupe William Webb Ellis levée dans le ciel du Stade de France par Richie McCaw, le capitaine, pour relancer la  » cash machine  » et faciliter les négociations commerciales en cours. L’enjeu est de taille : les dirigeants néo-zélandais réclament un nouveau partage des gains lors de leurs tournées à l’étranger. Selon une étude du Boston Consulting group, ils pourraient améliorer leur ordinaire d’environ 7 millions d’euros. Ils ont commencé à le faire en s’octroyant une petite part des recettes lors de matchs à Cardiff ou à Twickenham. S’ils sont champions du monde, personne ne songera à leur refuser ce bonus.

Dans ce monde impitoyable, il reste tout de même une petite place pour le c£ur, ou au moins pour un mariage harmonieux de l’intérêt personnel et de l’effort pour les autres. A 56 ans, Andy Haden, ancien deuxième ligne des Blacks, montre l’exemple. Voilà quinze ans, il a lancé une ligne de vêtements au nom évocateur : Classic All Blacks. Sous le même nom, il a monté une équipe d’anciens internationaux, parmi lesquels les demis de mêlée et d’ouverture Justin Marshall et Andrew Mehrtens. Celle-ci dispute des rencontres dont les bénéfices alimentent un fonds réservé aux joueurs accidentés sur les terrains. La fédération a donné son aval, comme elle le fait pour les innovations jugées de bon aloi.

La dernière en date est un logiciel téléchargeable à l’intention des apprentis rugbymen en quête d’amélioration. Daniel Carter, l’ouvreur vedette des All Blacks, et plusieurs de ses coéquipiers y détaillent en images une quarantaine de gestes techniques du répertoire des joueurs. Il suffit d’enregistrer sa propre gestuelle et de la comparer à celle des internationaux. La méthode devrait être commercialisée à l’étranger après la finale du Mondial, le 20 octobre. On n’est jamais trop prudent. l

richard de vendeuil

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