Cette mémoire qu’on assassine

Les djihadistes du groupe Etat islamique règnent désormais sur Palmyre, l’un des sites archéologiques les plus grandioses du Proche-Orient. Le détruiront-ils, comme ils ont rasé d’autres cités antiques de la région ? Ressorts d’une offensive qui, à travers le patrimoine, vise d’abord l’humanité.

La question enflamme les réseaux sociaux, ces agoras du XXIe siècle, où le meilleur côtoie le pire. N’est-il pas indécent de s’émouvoir pour le patrimoine de la cité antique de Palmyre, dans le centre de la Syrie, quand la guerre dans ce pays a entraîné, depuis mars 2011, près de 250 000 morts ? Sont-elles déplacées, ces voix longtemps indifférentes au sort du peuple syrien, qui appellent soudain à  » sauver  » l’un des sites archéologiques les plus grandioses du Proche-Orient ? Fallait-il attendre que la  » perle du désert  » fût menacée pour fustiger les  » pays occidentaux « , accusés de  » faire la sieste  » ?

Située à 210 kilomètres au nord-est de Damas, Palmyre est une oasis qui fut un point de passage des caravanes entre le Golfe et la Méditerranée, et un carrefour des civilisations antiques. Les milliers de touristes qui, en d’autres temps, ont eu la chance de visiter la  » Venise des sables  » gardent le souvenir d’un lieu splendide et émouvant, resté dans un état de préservation exceptionnel.  » C’est le site d’un extraordinaire héritage mondial dans le désert, souligne Irina Bokova, directrice de l’Unesco. Toute destruction à Palmyre serait non seulement un crime de guerre, mais aussi une énorme perte pour l’humanité.  » Au Caire, la mosquée-université d’Al-Azhar, l’une des institutions les plus influentes de l’islam sunnite, voit dans la sauvegarde de ce patrimoine une  » bataille pour l’humanité tout entière « .

Il est absurde, bien sûr, d’établir un parallèle entre une vie humaine et un objet inanimé, fût-il irremplaçable : les tombeaux, les temples et la grande colonnade de Palmyre n’ont pas de prix ; les quelque 50 000 habitants de Palmyre, non plus. Mais les djihadistes du groupe Etat islamique menacent désormais l’un et l’autre.

Depuis le 21 mai dernier, leur drapeau noir flotte au sommet de la citadelle mamelouk du XIIIe siècle qui surplombe la cité. Il semblait, en début de semaine, que les nouveaux maîtres des lieux avaient surtout pris pour cible les résidents, et non les ruines. Dès le 27 mai, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les soldats du  » califat  » ont rassemblé une foule au théâtre romain, pour y assister à l’exécution par balles de 20 hommes, accusés d’être liés au régime de Damas. Auparavant, environ 240 personnes, dont une soixantaine de civils, auraient été mises à mort.

Les trésors archéologiques ? Des combattants ont rapidement pénétré dans le musée de la ville, mais la grande majorité des statues et des mosaïques avaient été évacuées quelques jours plus tôt vers Damas, selon le chef des antiquités syriennes, Maamoun Abdelkarim. Archéologues et historiens de l’art craignent néanmoins les destructions et les pillages d’autres pièces, difficiles à transporter. Et pour cause. Depuis le début de la guerre en Syrie, près de 300 sites culturels importants ont été endommagés, selon un récent rapport de l’Unitar, un organisme spécialisé de l’ONU.

Les dégâts matériels sont inhérents aux conflits armés. Dans le cas du groupe Etat islamique, cependant, les destructions prennent un tour très particulier : loin d’être une  » victime collatérale  » de la guerre, le patrimoine culturel est recherché et visé en tant que tel par les djihadistes, qui revendiquent son anéantissement : chaque carnage est filmé, commenté et diffusé sur Internet. En 2014, la tombe du prophète Jonas et des milliers de manuscrits entreposés à la bibliothèque sont détruits à Mossoul, l’antique Ninive, créée au IIe millénaire d’avant notre ère, dans le nord de l’Irak. Puis, le 26 février dernier, l’organisation met en ligne une vidéo montrant le saccage du musée de la ville : on y voit des combattants du  » califat  » jeter sur le sol ou détruire à coups de masse des dizaines de sculptures millénaires. Le 4 avril, un autre  » reportage  » montre les djihadistes à l’oeuvre dans la cité antique de Hatra, ancien carrefour caravanier sur les routes de la soie et des épices : les hommes en noir y attaquent, à la masse et à la pioche, les statues et les hauts-reliefs de cette ville monumentale. Quand les figures sont trop hautes pour être atteintes, ils les détruisent à coups de kalachnikov. Dans ce film de sept minutes tourné avec professionnalisme, un combattant s’adresse à la caméra :  » Nous sommes là pour détruire toutes les pièces archéologiques, vos sites, vos idoles, votre patrimoine, où que ce soit, et l’EI va gouverner vos pays, régner sur vos terres.  » Le 11 avril, une troisième vidéo révèle la destruction méthodique d’un autre vestige mésopotamien, Nimroud, l’antique capitale assyrienne fondée au XIIIe siècle avant Jésus-Christ et située dans le nord de l’Irak. A coups de masse, de marteau-piqueur et à l’aide de barils remplis de dynamite, les djihadistes brisent les figures de lions ailés à tête humaine, découpent les bas-reliefs, font sauter les 13 kilomètres de remparts… Ainsi ont disparu, en quelques mois, trois vestiges mésopotamiens vieux de plus de deux mille ans. S’y ajoutent les églises, mausolées soufis et autres lieux religieux régulièrement mis à sac. En Tunisie aussi, le groupe Etat islamique a revendiqué, en mars dernier, l’attaque sanglante contre le musée du Bardo, dans la capitale, qui a fait 21 morts et endommagé de nombreuses oeuvres d’art.

 » Briser les idoles « … ou les vendre sur le marché de l’art parallèle

Déjà coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, accusés de tentative de génocide contre les chrétiens et la minorité yézidie en Irak, les djihadistes semblent déterminés à détruire la mémoire des civilisations millénaires qui se sont succédé en Mésopotamie, cette région si particulière, lieu de naissance de l’écriture et de la cité-Etat. Qui sait ? Cette richesse historique est peut-être une motivation supplémentaire pour les terroristes.  » C’est comme si les djihadistes nous disaient : « Avant moi, il n’y avait rien ; après moi, il n’y aura rien. C’est moi ou le néant » « , explique Joanne Farchakh Bajjaly, archéologue libanaise, spécialiste des destructions patrimoniales. Dans sa revue en ligne, Dabiq, le groupe Etat islamique exalte ces saccages et se prétend décidé à  » vaincre  » le polythéisme en faisant disparaître tout objet perçu comme  » rival de Dieu « .

Une autre explication à cette croisade, plus terre à terre, n’apparaît pas dans la propagande djihadiste : les objets pillés sur les sites archéologiques font l’affaire d’un juteux trafic, qui serait devenu, avec le pétrole, l’une des principales sources de financement de l’organisation. Selon plusieurs spécialistes rentrés de la région il y a peu, les terroristes encouragent les habitants à chercher eux-mêmes des pièces et vont parfois jusqu’à employer des archéologues professionnels. Estimé entre 6 et 15 milliards d’euros par an, le marché de l’art parallèle, dans lequel des collectionneurs privés achètent des pièces auprès d’intermédiaires discrets, serait le troisième du monde, après ceux des armes et de la drogue. Signe des temps, la valeur déclarée d’objets anciens venus d’Irak et importés aux Etats-Unis est passée de 322 000 dollars, en 2009, à 4 millions et demi de dollars, en 2014, selon l’ONG américaine Red Arch (1).

L’interprétation littérale du Coran invite à  » briser les idoles « , à l’image du prophète Mahomet, qui fit détruire des figures sculptées, en 630, selon la tradition, dans la mosquée sacrée de La Mecque. Mais l’islam n’est pas la seule religion iconoclaste, loin de là : les juifs interdisent toute représentation divine et un protestant réformateur comme Jean Calvin, au XVIe siècle, incitait, déjà, à détruire les images religieuses. Le goût du pillage, de même, est largement partagé : durant la guerre d’Irak, des soldats américains ont été arrêtés avec des valises pleines d’antiquités.

L’immense majorité des musulmans juge absurde la destruction volontaire d’oeuvres d’art. Mais l’absurdité fait bon ménage avec le fondamentalisme : en Egypte, un leader salafiste, Abdel Moneim el-Shahat, n’a-t-il pas proposé d’enrober les têtes des statues anciennes dans un bloc de cire ?

(1) www.redarchresearch.org

Par Marc Epstein

Le patrimoine culturel est recherché et visé en tant que tel par les djihadistes, qui revendiquent son anéantissement

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