Autour d’une manifestation quasi interdite

Pas de liberté pour les ennemis de la paix religieuse : l’opposition du bourgmestre de Bruxelles, Freddy Thielemans (PS), à une manifestation anti-islam est placée sous le signe de l’ambiguïté.

Fallait-il interdire la manifestation Stop Islamisation of Europe (SIOE), prévue le 11 septembre, alors que n’importe quel extrémiste, farfelu ou adepte des théories du complot, peut manifester à Bruxelles ? C’est tout l’enjeu du débat provoqué par la décision du bourgmestre Freddy Thielemans (PS). Le 9 septembre, les  » conspirationnistes  » de United for Truth arpenteront tranquillement les rues de la capitale pour critiquer le capitalisme et contester la version officielle du 11-Septembre (attribué par certains aux Amé- ricains et aux Israéliens). En toute légalité. Et pourquoi pas ? En riposte au projet de SIOE, la Ligue arabe européenne (AEL), jadis présidée par Abou Jahjah, a introduit une demande de contre-manifestation pour le 11 septembre. Elle devait s’intituler  » Stop à l’islamophobie et au racisme en Europe « . Mais l’AEL s’est ravisée. Quant au Conseil d’Etat, il a renvoyé à une chambre francophone l’examen du recours de SIOE contre l’interdiction du bourgmestre. Celle-ci n’a pas la forme habituelle d’une ordonnance de police, mais s’exprime par une simple lettre. Est-ce légal ? Les avis sont partagés. Mais cette manière rusée de procéder permettrait, le cas échéant, au bourgmestre, de faire intervenir la police par simple arrêté, pour disperser les manifestants, et se faire couvrir ensuite par le conseil communal. Dans le monde virtuel de l’extrême droite et de la politique municipale, les mots semblent avoir pris la place de l’action.

Habituellement, le Conseil d’Etat annule les interdictions de manifester, comme il l’a fait à Rhode-Saint-Genèse, où la bourgmestre voulait s’opposer à la manifestation flamingante du 6 mai, susceptible de troubler l’ordre public. Pour le coup, 450 policiers avaient été mobilisés et les contre-manifestants francophones, empêchés de s’approcher du cortège. Mais les situations sont-elles comparables ? Le bourgmestre de la ville de Bruxelles, Freddy Thielemans (PS), veut éviter toute provocation des habitants de sa commune, en raison de l’itinéraire Nord-Sud souhaité par SIOE et qui traverse des quartiers réputés habités par des musulmans. Comme à Belfast, en Irlande du Nord, quand les loyalistes protestants et les catholiques ne pouvaient pas se frôler sans risquer l’étincelle ravageuse…

L’extrême droite s’avance masquée

Du côté des candidats manifestants, l’ambivalence est également de mise. Leur nébuleuse d’associations porte la marque de l’extrême droite, mais dans l’ambiguïté. L’un des porte-parole de SIOE, l’Allemand Udo Ulfkotte, fondateur de Pax Europa, se présente comme un chrétien conservateur et respectueux des lois. Il se défend de toute accointance avec des partis populistes ou d’extrême droite. Il les supplie même de ne pas exhiber leurs calicots. Mais il s’entretient publiquement avec Filip Dewinter, leader du Vlaams Belang (VB) ; il confie à l’avocat anversois Hugo Coveliers, ancien VLD passé au Vlott (dans l’antichambre du VB), la mission d’introduire un recours au Conseil d’Etat contre la décision du bourgmestre de la ville de Bruxelles. Ulfkotte cherche à se rendre  » acceptable « . Il ne demande pas la censure de passages du Coran, à la différence d’un de ses partenaires, le parti danois SIAD de Anders Gravers, mais un coup d’arrêt aux  » pratiques islamiques  » qui, d’après lui, s’insinuent en Europe sans rencontrer de résistance.

On trouve, dans la liste hétéroclite de ses supporters, No Sharia Here. L’une de ses sorties, en Grande-Bretagne, a dégénéré en incidents violents avec des contre-manifestants musulmans. Egalement de la partie, les extrémistes hindous de Hindu Unity, qui publient une black list de leurs très nombreux ennemis : des musulmans en pagaille, le pape, la BBC, le New York Times et même Sonia Gandhi qui, tout en étant italienne, a commis le  » crime  » d’être au pouvoir en Inde. Quant au FOMI (Forum Mot Islamisering), il a essaimé de Scandinavie vers la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, du moins sous la forme de sites Web ou de blogs. Les confidentiels Akte Islam (Allemagne), Center for Vigilance Freedom (Irlande) et Lisistrata (Italie) forment l’appoint de troupes potentielles, dont la capacité de mobilisation est encore à vérifier sur le terrain.

 » L’extrême droite s’exprime à travers des partis qui s’inscrivent dans un processus électoral et qui ne tiennent pas à être assimilés à des groupuscules plus agressifs et plus radicaux, souvent composés de gens plus jeunes, explique Jérôme Jamin, politologue à l’université de Liège, spécialiste de l’extrême droite. Ainsi, en France, il n’y a pas de lien direct et structurel entre l’extrême droite politique et le Cochon Hallal (groupuscule extrémiste), même si des contacts entre individus peuvent exister, notamment via Internet et certains sites proches du Front national de la jeunesse. Les responsables politiques se gardent bien d’apparaître sur tel ou tel blog idéologiquement marqué à l’extrême droite.  » Le caractère extrémiste de Stop Islamisation of Europe ne fait aucun doute pour lui.  » Lorsqu’on lit la prose de ces mouvements sur Internet, le sous-entendu est permanent. Un immigré est forcément maghrébin, lequel est forcément musulman, donc islamiste et, par conséquent, terroriste, explique le chercheur liégeois. A cet égard, le choix de la date du 11 septembre est parlant. Elle vise à assimiler l’ensemble des personnes originaires des pays du Maghreb à l’islam et, donc, par extension abusive, au terrorisme. Cette généralisation sur un mode péjoratif est la marque de fabrique de l’extrême droite.  »

La cause serait vite entendue s’il n’était question de religion, et d’une religion dont les fidèles ont l’épiderme plus sensible que d’autres, comme l’ont montré les débordements de l’affaire des caricatures de Mahomet. Pas question, donc, de leur abandonner le terrain de la critique religieuse. D’où un réel dilemme.  » La manifestation interdite ne porte pas sur la liberté de critiquer une religion, qui reste heureusement un élément essentiel de notre démocratie, rappelle Jérôme Jamin. Même si les organisateurs laissent planer une certaine ambiguïté sur la frontière entre la critique de l’islam et l’enfermement des musulmans dans des stéréotypes, le reproche d’incitation à la discrimination et à la haine raciale, qui tombent sous le coup de la loi, me paraît fondé. C’est un argument fort, qui justifie l’interdiction. En revanche, celui de l’ordre public me paraît plus faible car, en cas de risque plus élevé, et vu la position symbolique de la capitale de l’Europe, des moyens de sécurité supérieurs sont généralement mis en £uvre.  » Le chercheur ajoute un autre bémol :  » Dorénavant, il faudra être très attentif à appliquer le même raisonnement à d’autres manifestations.  »

Marie-Cécile Royen

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